Herbes folles et fleurs sauvages

wild-165329_960_720Herbes folles et fleurs sauvages

Cette histoire commence dans les années d’après guerre au Mont des loups ou à Montloup comme il est coutume de nommer ce village. Ses habitants sont à l’image de ce pays montagneux durs et taiseux. Parmi eux un petit berger qui vit au milieu de ses rêves. Malgré les années de privation, l’enfance de Thibault s’inscrit dans ses plus beaux souvenirs. Quand le printemps arrive il s’allonge sur l’herbe et regarde les marmottes sortir de leur trou, la truffe frétillante et il éclate de rire, de ce rire insouciant des enfants heureux. Parfois la pluie le surprend, ces pluies vernales fortes et inattendues. Dans ces pays montagneux elles prennent une autre dimension. En plaine elles sont silencieuses et inodores avec des relents de goudron et de poussière. Ici l’eau ravale les pentes entrainant des cailloux jusque dans la vallée dans un roulement de tambour. On l’entend et on la sent. Elle transporte des odeurs de gentiane, d’arnica, de campanule et d’hélianthème. C’est comme une fragrance où chaque saison a son parfum et pour peu qu’un orage éclate c’est l’apothéose, le bruit se répercute de flanc à flanc de montagne dans un tonnerre assourdissant. Thibault, petit lutin des forêts, pourtant si calme et si posé, aime aussi cette violence.

Dans un coin de son jardin il a construit une cabane où trainent encore les jouets de sa petite enfance : trains électriques, mécanos, ballons plus ou moins abîmés, crevés ou cassés mais il ne jette rien, un souvenir le rattache à chacune de ces précieuses reliques. Malgré lui il sent son corps se transformer et devenir cet être hybride qui sort de l’enfance pour entrer dans un monde d’adulte qui le fait frissonner. Pour lui ici tout est naturel. Il a ouvert les yeux sur l’harmonie, la force, l’intensité d’un paysage unique. Il y a bien plus haut les sommets enneigés qu’il n’atteindra sans doute jamais et d’où s’échappent des roches des cascades de lumière, torrents où il s’abreuve quand le plein été s’alourdit.

Dans sa famille on est berger de père en fils et c’est toujours ce qu’il a rêvé d’être. Quand il emmène son troupeau dans les alpages, seul dans ses montagnes, tout près du ciel, le monde lui appartient. Aves sa canne et son chien il emporte toujours avec lui un cahier d’écolier pour noter ses rêves, c’est surtout à ça que lui servent ses cahiers. Les études, ce n’est pas pour lui. A l’école il est toujours dans la lune, le nez collé à la fenêtre regardant s’envoler les flocons de neige dans le vent qui tourbillonne. Ou bien il écoute les oiseaux gazouiller quand le printemps pointe son nez et leurs chants sont autant d’appels qui l’incitent à s’échapper de la leçon en cours. Qu’importe le temps que met la baignoire pour se remplir ou se vider, lui il a dans sa tête des contes merveilleux servis par une imagination débordante. La mémoire de Thibault ne s’encombre pas de futilités, son monde est peuplé d’êtres fantastiques.

Le temps de l’enfance s’est écoulé. A force de se retourner le sablier s’est vidé de l’insouciance. A la rentrée prochaine Thibault restera à Montloup où il prendra la suite de son père. Sa vie est collée à la montagne, la ville lui fait peur. Il ne connait pas d’autres paysages, il sait seulement qu’ils existent dans ses livres de classe. Avec son père il a parcouru chaque chemin, chaque sentier, il connait tous les rochers, tous les cailloux qui mènent aux pâturages. Dans son village il est le garçon sauvage difficile à apprivoiser. Chez lui on ne parle pas beaucoup, l’amour est silencieux mais il est là dans le regard de ses parents. Certains le croient illuminé, étrange, comme un être venu d’ailleurs, trop fier pour se mêler aux autres ou trop naïf pour les comprendre ; lui n’apprend que ce qui l’intéresse. Les livres, la poésie, les mots sont devenus ses seuls compagnons. Suivant son humeur Thibault regarde la montagne différemment. Certains jours elle peut lui paraître hostile, détestable et il peste contre chaque racine qui ralentit son pas. Il change souvent son troupeau d’alpage cherchant la meilleure herbe, celle qui donne à ses fromages le goût incomparable des plantes sauvages.

Là-haut la forêt s’épaissit des couleurs de l’automne et les jours s’amenuisent. Les moutons rentrés, Thibault rejoint son père dans l’atelier de bois. Ils fabriquent des meubles massifs, bruts, solides, à l’image de ce climat montagnard, des meubles où le temps passe sans une égratignure. Le berceau de Thibault, façonné par son grand père, est encore là dans un coin de l’atelier, prêt à accueillir un nouveau-né qui ne viendra jamais. Ici le bois ne manque pas, les chutes serviront à allumer le feu des soirées d’automne et des journées d’hiver dans la grande cheminée. On ne connaît pas d’autre chauffage. A Montloup, dès le mois d’octobre, les villageois se replient dans les maisons. Le soleil a raccourci sa course et la montagne découpe ses formes au clair de lune. C’est le temps des soirées au coin du feu. On imagine un grand-père racontant des histoires à ses petits-enfants attentifs au milieu du cercle familial. Mais chez Thibault il n’y a personne à part ses parents et lui. Ces contes Thibault les imagine et les écrit. Pour qui, pour quoi ? Pour lui seul, pour le besoin d’évacuer ce trop plein d’idées qui lui brouillent la tête.

Les années passent au rythme des saisons sans changer Thibault qui vit dans son monde imaginaire peuplé de fantasmes. La perte de ses parents à quelques semaines d’intervalle, lors d’un hiver particulièrement froid, renforce sa solitude. Il ne sort plus de chez lui. Quelques voisins déposent sur le seuil de sa maison pain et nourriture mais il n’ouvre à personne. Il sombre peu à peu dans une folie apocalyptique comme le témoignent ses contes de plus en plus noirs. Au premier jour du printemps, il partit un beau matin avec les quelques moutons qui lui restaient vers les alpages et on ne le revit plus.

Il existe une légende qui donna son nom au Mont des loups. On en connait plusieurs versions dont une relatait l’histoire d’une jeune fille que l’on avait jetée dans une fosse. C’était un trou béant où l’on jetait les bébés malformés et les loups et d’où il était impossible de s’échapper. Elle survécut pourtant miraculeusement et grandit cachée dans un creux de montagne, ne montrant son visage à personne tant il était laid et quand elle sortait la nuit on entendait hurler les loups. On raconte dans le village que Thibault, le berger fou de contes fantastiques, était allé la rejoindre.