21 décembre 2048

     Maman, maman, regarde ce gilet jaune comme il est joli et comme il irait bien avec ma tenue de fête s’exclame Léa fascinée devant la vitrine d’une boutique du centre commercial où elle et Clara sa mère font leurs dernières courses de Noel.

     Ce mot de « gilet jaune » provoque chez Clara une émotion subite et violente qu’elle a du mal à contrôler.

     C’était en décembre il y a juste trente ans et Clara avait douze ans l’âge de sa fille aujourd’hui. Elle revoit son père et sa mère enfilant chaque jour un gilet jaune au retour de leur travail pour rejoindre le rond-point menant au centre-ville où ils restaient une partie de la soirée. Instructions données à Clara et à Zoé sa sœur de deux ans son aînée: «  faites vos devoirs , servez- vous dans le réfrigérateur et couchez- vous à 22 heures au plus tard.  Comme hier et comme nous le ferons demain et les jours suivants avec les gens de la commune, nous nous mobilisons pour que notre vie, votre vie future soit meilleure et plus juste ».

     Clara du haut de ses douze ans ne comprend pas. Sa vie lui semble si belle .Elle est heureuse de vivre à l’orée d’un village tranquille dans une maison individuelle, pas très grande ni luxueuse certes, où elle partage sa chambre avec Zoé mais  qui dispose d’un séjour confortable où , oh miracle , une TV à grand écran plat occupe une place de choix . Avec Zoé elle aime regarder en boucle leurs séries américaines préférées et les divertissements réservés aux jeunes ados. Quelle belle occupation pour les mercredis pluvieux ! Aux beaux jours leur plaisir c’est le jardin qui entoure la maison avec au fond un petit cabanon qui est devenu leur deuxième lieu de vie. Finie l’époque des poupées où elles jouaient à être des mamans exemplaires, elles ont découvert le plaisir de la création . Zoé surtout, qui avec papier, carton , petits emballages , colle et peinture fait , dit-elle, des œuvres d’art. Le cabanon est leur refuge, qu’elles ont dénommé : «  l’antre à Zoé ». Le dimanche, jour de repos des parents, c’est le barbecue l’été et les jeux de société l’hiver. Clara se rappelle combien ces moments qui lui paraissent si banals aujourd’hui la rendaient heureuse. Vie simple et harmonieuse où les fins de mois semblaient des jours comme les autres. Elle avait même reçu le dernier jour du mois de septembre pour son anniversaire son premier smartphone, se rappelle-t-elle avec émotion.

     Tout a basculé en décembre 2018 avec le « mouvement des gilets jaunes »regroupement des mécontents de toutes origines qui bloquaient les ronds-points pour obtenir de meilleures conditions de vie. Ses parents, si calmes d’habitude, parlaient haut et fort de revendications et passaient la plus grande partie de leur temps libre au rond-point. Clara se sentait laissée pour compte ! Elle ne voyait de cette mobilisation que les images désastreuses des casseurs et des pilleurs dans les beaux quartiers de Paris que diffusaient les chaines de télévision. Elle aurait voulu comprendre mais les problèmes d’adultes la dépassaient . Pourquoi un « gilet jaune » pour ses parents qui travaillant chacun – père agent municipal, mère auxiliaire de vie – avaient deux revenus certes modestes mais qui permettaient à la famille de vivre correctement. Bien sûr les vacances c’était le camping et pas l’hôtel quatre étoiles mais Zoé et Clara aimaient leur vie et n’enviaient pas leurs copines qui se vantaient d’aller aux Antilles ou dans d’autres îles paradisiaques.

      Clara se disait qu’elle comprendrait peut-être un jour les revendications de certains mais déjà dans sa tête de jeune ado, elle réalisait que l’on ne pouvait pas tout attendre de l’Etat et que la responsabilité individuelle dont on lui parlait au collège avait un rôle à jouer . L’école obligatoire et gratuite pour tous est une chance qu’il faut savoir saisir lui répétait sa grand-mère quand elle voyait sa petite- fille traîner les pieds sur le chemin de l’école. A l’occasion des mouvements des gilets jaunes où des hommes de tout âge mais aussi des femmes seules, souvent mères de famille, exprimaient leur galère , elle prit conscience que non seulement on ne peut pas compter totalement sur l’aide public mais encore moins sur un conjoint qui peut prendre le large vous laissant démunie si vous n’ avez jamais travaillé .

     Clara peut-être à la lumière de ce mouvement a-t-elle pris conscience de la nécessité de se prendre en charge sans attendre l’assistance d’un Etat ou même d’un homme. Élève travailleuse et volontaire elle est aujourd’hui professeur dans un collège de la ville voisine. Mariée, mère de famille, elle incite ses filles à s’assumer et à devenir autonomes et de ce fait libres !

     Plongée dans un passé qu’elle ne peut oublier et sans le vouloir vraiment , elle achète le gilet jaune à Léa surprise que sa mère cède aussi facilement à son caprice.