La vague

La vague

La radio a annoncé quatre disparus mais seulement trois corps ont été retrouvés. Sur la plage de St Malo les secours sont toujours à la recherche de celui que la mer a gardé en otage.

 Depuis que Loïc est petit sa vie a été programmée. Meilleures écoles, meilleurs professeurs, rien n’a été laissé au hasard dans cette éducation irréprochable. Créée par son grand-père, son père dirige l’agence immobilière la plus importante de la ville. Cette agence doit rester dans la famille, ses parents en ont fait une évidente priorité. Père autoritaire et directif, mère castratrice et ambitieuse pour ce fils unique si beau et si doué qui n’a pas su résister à la pression familiale, si bien qu’il se retrouve aujourd’hui dans un bureau directorial en plein centre ville, adjoint de son père avec la perspective de lui succéder. Encore célibataire à vingt-cinq ans, il est recherché par les familles amies qui complotent avec ses propres parents pour un mariage arrangé dans la pure tradition bourgeoise. C’est ainsi qu’il épouse une amie d’enfance Eglantine avec qui il a deux beaux enfants. Mais lui a-t-on un jour demandé quels étaient ses aspirations, ses envies profondes, ses rêves cachés ? Non, jamais. Il avait émis une fois adolescent l’envie de prendre des cours de dessin. Demande vite réprimée, mise de côté, jugée inutile. « Tu vas diriger une agence immobilière et ce n’est pas en faisant des coloriages que tu apprendras ton métier » lui avait rétorqué son père ! Si bien que ses dessins, ses peintures, il les faisait en cachette chez son meilleur copain, fan de ses caricatures désopilantes.

             Entraîné dans la spirale d’un mariage convenu et responsable d’une famille, Loïc prend peur. A trente ans il ne veut plus appartenir à ce monde de profit. Il n’est pourtant pas lâche, il a de la force et de la fierté mais aussi quelque chose de christique comparable à l’expression des martyrs que l’on voit sur les vitraux des églises. Beaucoup d’hommes envieraient sa situation mais il lui manque l’essentiel, ce qu’il a au plus profond de lui et qu’il n’a jamais réussi à exprimer. C’en est fini aujourd’hui. Quelques affaires dans un sac à dos caché dans un coin du grenier attendent le jour où la fuite sera possible. Mais parfois le hasard est bienveillant. Au cours d’une visite il trouve, coincée dans le linteau d’une cheminée, une carte d’identité d’un certain François Legrand originaire de Lille, né la même année que lui, avec une photo qui étrangement lui ressemble, la barbe en moins. Cette carte est un signe du destin, le sésame qui va lui permettre de s’évader incognito loin, très loin de St Malo et de la sphère immobilière.

          Depuis quarante-huit heures on ne parle en ville que de la tempête qui va sévir sur la côte bretonne. On est en février, c’est l’époque des grandes marées quand la mer et le sable recouvrent la chaussée. Les malouins du bord de mer s’enferment chez eux jusqu’à ce que la tempête se calme, seuls quelques inconscients comme Loïc bravent les éléments pour immortaliser l’évènement. Eglantine connaît son goût pour la photo, elle sait qu’il se rendra cette nuit sur la grève, appareil photo en bandoulière et elle ne s’inquiète pas plus que les autres fois. Lui sait que le moment est venu et qu’il va profiter pleinement de cette opportunité. Quelques centaines d’euros en poche lui suffiront pour le début ensuite il se débrouillera. Il quitte la maison dans la nuit son sac sur l’épaule en prenant soin de ne réveiller personne. Un bref coup d’œil autour de lui comme pour imprimer dans sa tête tout ce qu’il s’apprête à quitter mais aucun regret n’envahit son esprit et cap sur Paris.

          Il s’appelle désormais François Legrand et il réalise enfin son rêve.

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