Le pouvoir

Les parapluies de Cherbourg

Le pouvoir

     Pour Séraphine, la beauté est restée dans la corbeille de la fée. Disgracieuse et renfrognée enfant, échalas rébarbatif à l’adolescence, elle est devenue une adulte revêche trop grande, trop maigre, aux formes féminines inexistantes. En un mot désespérément laide. Pour se protéger, elle s’est construite au cours des années une carapace épaisse qui lui servira toute sa vie et s’est réfugiée dans les études qu’elle a brillamment réussies. Sortie major d’une grand école commerciale, elle a éliminé tous ses rivaux masculins et elle a bien l’intention de continuer à les narguer sur le terrain professionnel. Exister par le pouvoir telle est sa devise !

     Elle arrive chaque jour en passant la tête haute la porte de son bureau : Direction Générale écrit en lettres d’or. Le matin elle se fait livrer un gros bouquet de roses, elle se les offre elle même parce que personne ne lui en offre. De la petite entreprise que son père lui a léguée elle a fait un domaine et la reine c’est elle. Dans la salle de réunion elle trône au bout de la longue table digne d’un conseil d’administration. Elle aime argumenter, convaincre, diriger, elle a droit de vie ou de mort sur la carrière de ses employés. Elle sait à qui faire confiance, les fayots elle les démasque au premier coup d’œil. Les hommes à ses pieds, pas un qui lui arrive à la cheville, pense-t-elle ! Ne jamais laisser un homme entrer dans sa vie ni dans son corps.  Disgracieuse certes, mais elle a le pouvoir et ça personne ne lui enlèvera.

     Son père ne s’était jamais remis de la mort de sa femme. ParaP, la fabrique de parapluies et parasols qu’il a fondée près de Cabourg vivotait tant bien que mal. Pour la maintenir hors de l’eau et avoir réussi à écraser ses concurrents, Séraphine a du batailler tout en se forgeant un mental d’acier. Elle a inventé la toile personnalisée. Son brevet déposé, elle a fait une étude de marché qui lui a semblé concluante. Les intéressés envoient par courrier ou par mail une photo, une image, un adage ou un prénom et le projet est reproduit sur la toile. Pour soi ou pour des amis, ce parapluie devient un objet personnel que l’on peut offrir en toute occasion. Il en va de même pour les parasols, sur la plage vous saurez vous différencier des autres. Même vos enfants pourront s’abriter sous la photo de leur doudou ou de leur animal préféré. Il fallait trouver l’idée et Séraphine l’a eue.

          La petite fabrique boostée par ce projet connaît un développement inattendu d’autant plus qu’un site a été créé sur internet pour des achats en ligne. Les commandes affluent et il faut agrandir l’usine et commander de nouvelles machines plus performantes. Un ancien collaborateur de son père se charge de mettre en œuvre le projet, tandis que Séraphine négocie avec les banques les prêts nécessaires. Elle doit également embaucher du personnel et là c’est son domaine réservé. C’est le parcours du combattant pour les candidats qui sont soumis à une cascade d’entretiens. Intransigeante, elle étudie dans les moindres détails les CV. Expérience technique en priorité pour les ouvriers privilégiant les hommes au détriment des femmes trop soumises aux contraintes familiales. Pour les commerciaux elles recherchent des jeunes loups aux dents longues disponibles pour parcourir le territoire à la rencontre de la clientèle. Elle met dès le départ les points sur les « i ». L’intérêt de l’entreprise passe avant l’intérêt personnel et on ne doit pas compter son temps.  Ceux qui sont retenus acceptent parce que Séraphine leur offre des rémunérations exceptionnelles. Cela fait partie de sa stratégie, un bon salaire contre une parfaite soumission.

        Le plus dur pour elle fut d’embaucher le numéro 2 de l’entreprise, un bras droit capable de la décharger de nombreuses tâches sans empiéter sur ses prérogatives. C’est elle le Chef et il devra s’en souvenir. Pas question de recruter une assistante, si compétente soit-elle qui, physiquement, lui ferait de l’ombre. Trouver plus laide qu’elle sera difficile, pensait-elle avec réalisme ! Après une sélection sévère Séraphine trouve enfin l’adjoint idéal. Un peu plus jeune qu’elle, diplômé de la même école, cinq ans d’expérience dans les toiles de tente et sans entrave familiale. Direct, entreprenant, enthousiaste, beau garçon de surcroît, enfin la perle rare ce Raphaël.

         L’état de grâce dura trois ans ! Trois ans au cours desquels Raphaël se coula au moule de l’entreprise avec efficacité et discrétion. Il maîtrisa lentement et sûrement tous les rouages de l’établissement. Il devint à la fois le Chef de fabrication, le Directeur Commercial, le Responsable des Ressources Humaines. Il comprit très vite comment elle fonctionnait et en joua avec habilité. Lui laisser avant tout l’initiative de toute décision, c’était le maître mot. Bourré d’idées pour l’entreprise, il en insufflait une de temps en temps au cours de banals entretiens. L’idée mûrissait dans l’esprit de Séraphine qui la prenait alors à son compte. C’est elle qui en devenait l’initiatrice et Raphaël l’exécutant. Sa réussite était d’avoir conquis une confiance qui lui ouvrit tous les horizons. C’est alors qu’il mûrit une opération de grande envergure avec une arrière-pensée que Séraphine, pourtant fine mouche, ne vit pas venir.

         Epuisée, sur la brèche du matin au soir, la santé de Séraphine se détériore. Urgent pour elle de prendre du repos sinon son médecin ne répond pas des conséquences. Elle doit partir quelque temps se soigner à la montagne pour une affection pulmonaire qui ne guérit pas dans le climat humide de Normandie. L’entreprise est florissante, les carnets de commandes sont pleins, c’est le moment idéal pour faire une pause. Un bref entretien avec son banquier pour donner à Raphaël la signature pour expédier les affaires courantes durant un mois, le temps pour elle de reprendre souffle. Séraphine décide donc de s’éloigner à condition que son second, tout en lui renouvelant un peu hypocritement sa confiance, lui fasse chaque jour un topo sur la marche des affaires. Premières vacances forcées, premier séjour dans les Alpes, Séraphine oublie quelques temps la pluie même si sa raison d’être est liée à ces petites gouttes qui tombent du ciel. Loin du tumulte des affaires et des responsabilités, elle découvre un monde qu’elle n’a pas l’habitude de côtoyer. Dans ce centre de soins les malades sont tous traités avec la même gentillesse et le même dévouement. À part l’amour de son père, personne ne lui a jamais témoigné autant d’égards. Ce qu’elle a acquis elle a du le gagner chèrement. Au bout d’une semaine elle participe avec d’autres à des marches en montagne. Ici tous sont égaux devant la maladie. Même si la mer lui manque, elle s’identifie peu à peu à ce paysage grandiose. L’odeur des fleurs sauvages remplacent le goût salé des embruns. Après un mois de soins et d’attentions, Séraphine, sur la route du retour, déborde d’enthousiasme, de projets et d’impatience.

       Raphaël avait de l’ambition pour ParaP à condition d’en tirer des avantages personnels. La société depuis son arrivée avait doublé son chiffre d’affaire et s’était placée en tête sur le plan national pour sa gamme de produits. La hisser au niveau international était un challenge dont Raphaël rêvait. Il n’eut pas de difficulté à faire éclore l’idée chez Séraphine toujours très déterminée pour l’extension de son domaine. La solution pour y parvenir était difficile car ParaP, de dimensions moyennes, ne pouvait concurrencer les groupes européens. S’associer à un plus grand pour peser plus lourd tel était le leitmotiv que Raphaël serinait à l’oreille de la Séraphine qui à son retour lui lança tel un défi : on y va ! Raphaël avait gardé des rapports complices avec son ancien patron de France-Toiles, fabricant de tentes de camping, mais aussi plus récemment de parapentes et parachutes. Société solide en pleine expansion, une aubaine pour ParaP à ne pas rater répétait-il à une Séraphine toujours prudente. Après une étude de marché convaincante, Raphaël se rapprocha de son ancien patron pour proposer un regroupement des deux entreprises très complémentaires. L’Europe et pourquoi pas le monde s’ouvraient désormais à eux. L’ambitieuse Séraphine, pourtant soupçonneuse de nature, adhéra à ce projet. La mise en place de France-ParaP-Toiles demanda des semaines et des semaines d’âpres négociations comme on peut s’en douter, Séraphine ne voulant rien céder de ses prérogatives. L’habileté et la détermination de Raphaël évitèrent de justesse que l’opération ne capote. Enfin un accord fut trouvé : Séraphine en plus de ParaP prit en mains l’important secteur Achats du groupe alors qu’un ex-dirigeant de France-Toiles était chargé du reste des produits. Que le Directeur Général de la nouvelle Société soit l’ancien patron de France-Tentes passait mal auprès de la reine des parapluies, mais Raphaël la rassura. Soyez patiente, vu son âge vous prendrez bientôt sa place lui répétait-il avec un sourire convaincant. Et lui dans tout ça me direz-vous ? Séraphine imposa qu’il restât son adjoint mais quand on s’associe à un plus fort que soi, le plus fort prend vite le pouvoir, c’est la dure loi du marché ! Très vite Raphaël d’adjoint de Séraphine devînt adjoint du Directeur Général et aux dires de ce dernier son futur successeur.

      Séraphine ne supporta pas cet affront et la trahison de son protégé. La priver du pouvoir c’était pour elle ne plus exister. Elle était prête à tout, même à sacrifier l’entreprise familiale pour satisfaire sa propre ambition. La chance lui sourit en la personne d’un industriel italien prêt à racheter, à un très bon prix, sa part dans la société France-ParaP-Toiles. Le Directeur Général fit jouer tous les recours mais ne put s’y opposer. Elle quitta l’entreprise la tête haute et également la région pour d’autres aventures. Grâce à ses relations dans le secteur des toiles elle eut l’opportunité de reprendre une fabrique de tissus en difficulté en Alsace. Elle y investit la totalité de ses biens, la développa avec intelligence et compétence et devint en quelques années une chef d’entreprise puissante et reconnue dans la profession. Séraphine avait enfin le pouvoir absolu dont elle rêvait.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Recueil 2

Le 2ème recueil de nouvelles est parti chez Edilivre et comme chaque fois nous attendons impatiemment sa parution. Il est un peu moins volumineux que le précédent, sommes-nous moins inspirées ou plus pressées de tenir entre nos mains ce 9ème ouvrage, quoiqu’il en soit notre collaboration se poursuit et peut-être aurons-nous le temps pour une 10ème parution.