La maison

          À  peine avais-je mis le pied sur le seuil qu’une étrange sensation me prit à la gorge. J’en avais rêvé et elle était là. Blanche aux volets bleus, face à la mer, elle détachait sa silhouette sur un ciel limpide. J’étais encore en Argentine quand je fis son acquisition l’ayant seulement vue sur la photo que l’agence m’avait envoyée. J’étais tombé sous le charme de cette demeure biscornue et je savais que c’était là, face à la mer, que je terminerais mes jours. Mais avant cela, j’avais besoin d’un refuge pour écrire mes mémoires tant que mes souvenirs étaient encore intacts. Mon humble participation à un réseau de résistance durant la dernière guerre ajouterait un témoignage de plus aux nombreux écrits déjà publiés. Loin de m’en glorifier, je voulais surtout rendre compte et laisser une trace de mon passage sur terre.

        Elle trônait en bout de plage seule, face aux embruns, comme retirée du monde, attachante sans vraiment de style. Une tour sur le côté droit à demi construite puis abandonnée ajoutait une note étrange à l’ensemble. Dans chaque pièce partout des meubles encore recouverts de housses. En me donnant les clés, l’agence m’avait prévenu que le vendeur résidant à l’étranger n’avait que faire de cette maison ni de ce qu’elle contenait. Je me trouvais donc en possession d’un bien que, sans faire trop d’aménagement, je pouvais occuper sur le champ. C’est pour cela qu’entrant dans la maison j’eus l’impression de fouler une intimité qui m’était étrangère. Je sortis à reculons et décidais de m’intéresser à l’extérieur.

      Un jardin de sable bosselé par le vent à perte de vue où poussent quelques ajoncs constituait l’arrière de la maison. En marchant je trouvais éparpillés : des billes, une poupée décapitée, et d’autres jouets cassés d’un autre temps; de jeunes enfants avaient vécu et peut-être grandi ici. Pas de voisins pour connaitre l’histoire de cette maison ni de ses occupants.

       De retour dans la maison je débarrassais  les meubles de leurs housses jaunies et je me trouvais ébahi devant un superbe piano demi-queue. Etant moi-même musicien j’étais surpris mais ravi de penser que Chopin, Mozart, Liszt, Bach et autres compositeurs avaient enchanté les murs de cette demeure. Je promenais mes doigts sur les notes désaccordées. Cette maison m’accueillait avec son charme et ses souvenirs et je la fis mienne.

       Au bout de quelques jours d’occupation j’évoluais dans cet espace comme si j’y avais toujours vécu. A cet endroit la côte est sauvage et seul un pêcheur confirmé peut risquer une sortie. Par un chemin escarpé on peut atteindre une petite crique cachée au monde. Je suis  sûr ici de ne pas être dérangé car le seul accès part de la maison. Une barque amarrée à un piquet par une corde rongée par le sel oscille encore sur le mouvement des vagues. Dès les premiers beaux jours je me délecte dans une eau fraîche et bienfaisante qui me donne l’énergie suffisante pour continuer d’écrire.

      Je me suis souvent demandé, pendant les années heureuses que j’ai vécues ici, comment on avait pu abandonner un tel lieu. J’ai inventé l’histoire d’une famille partie en mer et qui avait péri lors d’un naufrage. Un lointain héritier avait mis cette maison en vente et recouvert les meubles de housses comme on jette un voile sur une tragédie. Restée inoccupée depuis longtemps, le désordre régnant laissait supposer qu’on avait quitté ces lieux précipitamment. En quelque sorte je suis le repreneur de ces habitants et il est de mon devoir de poursuivre l’aventure. J’ai retrouvé dans le grenier des partitions de musique, certaines pour débutant, d’autres pour pianiste accompli. Quand l’instrument sera de nouveau accordé je déchiffrerai ces partitions. Je n’ai personne à qui apprendre ce que je sais ; le drame de ma vie fut depuis toujours la solitude. Fils unique d’une famille déjà bien décimée par la guerre, deux mariages qui ont échoué et pas d’enfants. Je comprends pourquoi cette maison isolée m’a attiré comme un aimant. Deux solitudes qui se rejoignent pour n’en faire qu’une. J’ai passé ma vie à bourlinguer, à découvrir des lieux exotiques lointains, mais aujourd’hui où la fin du voyage est proche c’est ici que je dirai adieu au monde.

      Deux ans déjà que j’habite cette maison, j’ai terminé mes mémoires et je m’apprête à les envoyer à un éditeur. Peu importe le résultat. La vieillesse arrive à grands pas mais je me sens en paix.

       L’écrivain a besoin d’être retiré du monde pour raconter son histoire.

 

Arbre mon ami

 

        Il était là devant moi, seul dans ce coin de nature, majestueux, élancé vers le ciel avec son écorce blanche aux reflets argentés et son feuillage éthéré. Traversé par un soleil doré de fin d’automne, ses petites feuilles jaillissaient telles des étoiles brillantes et moirées. D’un bond j’étais près de lui, l’enlaçant avec passion comme on le fait pour un être cher, bouleversée d’émotion devant l’arbre de mon enfance. Ce n’était pas le vrai car je savais ce qu’il était devenu, mais pour moi c’était lui réincarné. Je pleurais serrée contre lui et les souvenirs renaissaient.

     Encore arbrisseau il avait été planté le jour de ma naissance dans le jardin de la maison familiale pour qu’on grandisse ensemble, qu’on vive ensemble et qu’on vieillisse ensemble. Ce premier dimanche de mai nous fêtons nos cinq ans et c’est le premier souvenir que je garde de nous deux. Est-ce un vrai souvenir ou est-ce plutôt la photo prise ce jour-là qui fixe pour moi à jamais ce moment ? On y voit une petite fille en tenue de fête, sa tête bouclée levée vers celui qui la dépasse déjà de plusieurs mètres, le regardant avec admiration. Ensuite tout est allé très vite : la scolarité et l’ami que je retrouvais à la sortie de la classe pour lui raconter mes journées, mes joies, mes peines, mes découvertes, telle l’acquisition de la lecture qui ouvre la porte au monde irréel des contes que je lui murmurais avec la passion imaginative de mes dix ans. L’oreille collée à son tronc blanc et lisse j’entendais, du moins je le croyais, sa respiration que j’interprétais comme un acquiescement complice. L’hiver nous séparait un peu mais je le regardais depuis la fenêtre de ma chambre, fascinée, quand la neige recouvrait ses branches dépouillées. Il me revient en mémoire ce début de poème d’un auteur russe dont j’ai oublié le nom :

« Le bouleau blanc sous ma fenêtre

S’est couvert de neige

On dirait de l’argent »

        Les saisons succédaient aux saisons et nous grandissions côte à côte, lui plus que moi. Désormais mes petits bras ne faisaient plus le tour de son tronc, mais c’était un émerveillement de le voir s’épanouir à chaque printemps. Il se renforçait pour soutenir des branchages de plus en plus fournis de feuilles et de fleurs. A quinze ans, alors que j’étais dans l’âge ingrat de l’adolescence, il explosait de beauté ayant presque atteint sa taille d’adulte, développant une grande surface d’ombre où je me réfugiais dès les beaux jours. Le dos appuyé à son écorce accueillante, je me laissais aller à la rêverie écrivant des poèmes que je lisais à voix basse, rien que pour lui, et dont je sentais l’approbation dans le bruissement de ses feuilles au-dessus de moi. Les vers parlaient de lui, de sa majesté, de sa beauté et du bonheur que sa présence créait en moi. J’ai toujours ce recueil avec moi, souvenir d’un passé heureux. Je dus m’éloigner afin de poursuivre mes études à une certaine distance de la demeure familiale, mais je revenais au bercail en fin de semaine et pendant les vacances scolaires. Jamais à chaque retour je n’ai traversé le jardin sans m’arrêter longuement auprès de lui pour l’étreindre et lui dire combien je l’aimais et combien il me manquait. Loin de lui je me sentais déboussolée, bancale, une partie de moi restait entrelacée dans ses racines. Pourtant à la cité universitaire où je résidais je m’étais fait des copines et des copains et même un très proche qui rendait ma vie heureuse. Toutefois personne n’était au courant de mon secret et de ce lien qui m’unissait depuis l’enfance à l’arbre ami. Je n’aurais pas su trouver les mots pour expliquer ce sentiment irrationnel si profond et je craignais le sourire railleur de mon entourage. Nous avions vingt ans et étions l’un et l’autre à l’apogée de notre beauté. Lui avec son allure altière et ses branches lourdement chargées dressées vers le ciel, dominateur et protecteur, et moi légère et gracieuse si fragile à côté d’une telle force de vie. Parfois je m’imaginais un demi-siècle plus tard vieillie et blanchie entourée de mes petits-enfants, assise au plus près de lui, plus fort et viril que jamais, avec encore de longues années de vie devant lui. J’appris à mes dépens que la nature n’aime pas que l’on écrive l’avenir.

      A la fin de mes études je partis travailler un an à Boston. C’était une opportunité à saisir ! Je lui dis au revoir avec des larmes dans les yeux l’assurant que l’année passerait vite et lui promettant que nous nous retrouverions bientôt. D’un an le contrat passa à deux ans sans retour possible en France. Certes le travail m’intéressait mais l’isolement commençait à me peser. Je pensais souvent à mon arbre qui savait si bien apaiser mes chagrins et avec le temps une angoisse inexpliquée et incontrôlable monta en moi. Je dormais mal, je vivais mal et je pleurais souvent. Pour ne pas inquiéter ma famille je gardais le silence. Dans une de ses lettres ma mère me révéla tardivement que, un an après mon départ, le plus grand arbre du jardin était tombé malade : un champignon nocif s’était développé dans ses racines et un traitement était en cours pour enrayer sa propagation. Elle se voulait rassurante mais je savais au fond de moi que rien ne pourrait le sauver. Je n’ai jamais cru à ce poison convaincue que notre trop longue séparation était à l’origine de son mal. Moi-même je n’allais pas bien, un traitement anti dépressif sévère et un retour anticipé en France s’imposèrent. Quelques jours avant de quitter Boston, en pleine nuit, je ressentis soudain une douleur foudroyante comme un coup de couteau. L’image d’une hache qui s’abat était devant mes yeux et ne me quittait plus. Hébétée, sous le choc, je savais que je venais de perdre mon ami.

      Aucun arbre ne le remplaça dans le jardin.