La petite fille

Belvédère sur l’estuaire de la Rance, St Suliac est un village de charme proche de ST Malo. Pour Alex c’est le village de son enfance, là où il passait ses vacances chez ses grands–parents. C’est le lieu de ses origines avec des arrière-grands-parents pêcheurs, ceux qu’on appelait les terre-neuvas qui partaient chaque année pêcher la morue au large du Canada. Très attaché à cette maison de famille isolée, accrochée à la colline et balayée par les vents marins, c’est là depuis cinq ans qu’il a élu domicile après une vie professionnelle bien remplie. Journaliste et grand reporter, il a sillonné le monde entier. Il a retrouvé à St Suliac la Bretagne aimée et il y a développé une vie solitaire dans le calme et la sérénité dont il avait rêvé l’âge venant. Très jeune, peut-être trop jeune, il s’était marié et deux années après il avait divorcé sans laisser de descendance. Il avait alors compris qu’il n’était pas né pour vivre aux côtés d’une femme et qu’il ne pouvait être vraiment lui-même que célibataire. Il avait donc agencé sa vie sur le principe suivant : des femmes oui mais pas dans la durée et pas d’enfant !

Désormais proche de 70 ans, il vit seul dans sa maison partageant son temps entre la pêche et l’écriture sa deuxième passion. Il a conservé des liens avec les milieux journalistiques et rédige pour eux des articles et notes diverses à la demande. De plus son imagination et son goût des ailleurs l’ont poussé à écrire des romans d’aventure qu’il espère bien faire éditer un jour.

Alors qu’il s’acharne à terminer un article qu’il doit envoyer le lendemain, quelqu’un sonne à la porte. Alex, surpris et agacé, hésite, puis se décide à ouvrir.

C’est une jolie ado d’une vingtaine d’années, qui lui dit d’un ton assuré : « bonjour, je suis Mado, vous ne me connaissez pas mais je suis votre petite fille ». 

Alex part d’un grand éclat de rire et répond : « Mademoiselle je crois que vous trompez d’adresse et de plus vous me dérangez ». Elle insiste pour lui parler mais il ferme la porte tout en l’entendant dire : « je reviendrai avec des preuves ».

Alex retourne à son bureau mais son esprit est perturbé par la déclaration de cette ado si sûre d’elle ! Il remet au soir la rédaction de son article, prend une bière dans le réfrigérateur et s’installe dans le jardin.

Alex fait partie de ceux qui ne reviennent pas sur leur passé. Ni regrets ni remords ! Sa vie professionnelle a été une vie de baroudeur partout dans le monde, sa vie privée n’a pas été  exemplaire mais c’était sa vie, faite de nombreuses aventures sans lendemain et de liaisons qui ont compté pour lui mais qu’il ne voulait pas dans la durée.

Tout a commencé par ce mariage raté qui lui a fait comprendre son besoin de liberté. Un métier de passion, des réseaux d’amis nombreux, des aventures d’un soir pour la plupart oubliées mais également des liaisons fortes. Il en compte quatre, qui se sont étalées dans le temps et qui ont duré chacune entre deux et quatre ans. Ses nombreux déplacements dont certains d’une durée de plusieurs mois ont été à l’origine de ses ruptures. Etant resté en contact avec ses anciennes compagnes il sait qu’aucun enfant n’est né de leur relation.

Alex se sentait bien perplexe face à cette situation et curieux de connaitre les preuves éventuelles que Mado pourrait lui apporter.

 Les mois passèrent et au début de l’été il eut la surprise de voir arriver Mado. Difficile à expliquer dira-t-il plus tard à un ami mais il fut content de la revoir !  Dans un grand sourire il lui dit « Tu arrives au bon moment, les poissons sont cuits à point. Je t’invite à déjeuner si tu veux te joindre à moi ». Tout en dégustant la pêche du jour, la conversation prit place. Mado raconta les vacances qu’elle passait à St Malo chez une amie et de son côté Alex évoqua ses voyages et les pays qu’il avait traversés. Elle lui parla de la formation qu’elle suivait pour être accompagnatrice dans le tourisme et sur les lieux étrangers qu’elle avait envie de connaitre. Tous les deux se sentaient bien dans ce jardin qui domine la mer : le ciel bleu et l’air frais venant du large tout était propice aux confidences. Mado dégusta son café tout en réfléchissant à la façon d’aborder la vraie raison de cette rencontre.

C’est elle qui parla la première et c’est ainsi qu’elle expliqua l’histoire de sa famille !

 « A la mort de ma grand-mère l’année dernière, je trouvai en rangeant ses affaires le journal intime qu’elle avait tenu avant son mariage.  Il était peu détaillé mais précis pour certains faits.

Elle raconte que son mariage était en partie une union de convenance voulue par ses parents pour lui assurer une vie aisée. Peu portée sur les études elle avait pris des cours de secrétariat et travaillait pour un grand journal parisien.

Trois semaines avant son mariage elle eut l’occasion d’accompagner un groupe de journalistes pour un stage de formation à Fontainebleau. Elle écrit dans son journal : « Parmi eux il y avait un certain Alex Valmy très séduisant et l’attirance fut réciproque, immédiate et forte.  La soirée de clôture fort gaie et fort arrosée fut suivie de moments inoubliables qui ont marqué à jamais ma vie ». Pas d’autre information notée dans son journal avant celle-ci « je me marie demain, bonheur ? ». Huit mois après naissait ma mère, Laure avec un mois d’avance ! Le couple n’eut pas d’autre enfant et se sépara quelques années après la naissance de Laure. Ma mère aux dires de ma grand-mère était une jeune femme indépendante, aventureuse, éprise de liberté. Elle mourut dans un accident de voiture quand j’avais trois ans. Je fus ainsi élevée par ma grand-mère qui fut ma seule attache familiale. Elle s’appelait Déborah. La lecture de son journal intime m’a profondément troublée et j’ai voulu en savoir davantage sur mes origines. Il me fut facile avec votre nom et votre profession de vous retrouver. J’ai hésité avant de vous contacter mais ma venue à St Malo a été un signe du destin ! »

Alex écouta avec attention son récit, ne fit aucun commentaire et ne posa aucune question. Il se contenta de lui proposer de revenir avant la fin de son séjour. Mado comprit qu’il avait été sensible mais qu’il ne souhaitait pas poursuivre cet entretien. Elle se leva, le remercia chaleureusement et le quitta en l’assurant de sa venue avant son départ de St Malo.

Alex éprouva le besoin d’aller marcher pour libérer son esprit. Bien que n’aimant pas revenir sur son passé, les propos de Mado ne le laissaient pas indifférent. Il n’avait pas oublié le stage à Fontainebleau, il se rappelait Déborah, de son charme qu’il retrouvait aujourd’hui chez sa petite-fille.  Il se souvenait de la soirée de clôture où il avait beaucoup dansé et flirté longuement avec elle. Ils avaient tous les deux beaucoup bu, trop bu assurément !  La suite …Il ne sait pas ?  Il gardait la sensation d’avoir glissé dans un brouillard qui avait tout obscurci ! Il n’essaya pas de la revoir et elle ne le contacta pas. Une rencontre éphémère pleine de charme, une de plus pour Alex ! La suite racontée par Mado fut une surprise. Il ignorait le mariage de Déborah trois semaines après la soirée et sa maternité dont l’origine se situait au moment de leur rencontre. Est-ce suffisant pour qu’il soit le géniteur ? Un accouchement avec un mois d’avance est toujours possible ! Il y avait cette phrase ambigüe du journal de Déborah évoquant « des moments inoubliables qui ont marqué à jamais ma vie » ? On peut vouloir effacer de sa mémoire une relation intime faite sous l’emprise de l’alcool mais on ne pourra jamais oublier l’enfant qui en est la conséquence ! Aucune certitude toutefois dans ce qu’il avait entendu ! Quand il rentra chez lui la nuit commençait à tomber et sa décision fut prise. Il dirait non à Mado car les arguments donnés n’étaient pas pour lui des preuves formelles.

Le lendemain sa vie reprit normalement.  Il pensa à ce qu’avait été son existence conforme à ses désirs d’indépendance, de liberté, de plaisir et son métier l’avait comblé. Il avait aimé sans engagement sans vouloir de descendance. Aujourd’hui à l’approche de son soixante-dixième anniversaire il était seul dans cette maison tant aimée de Bretagne. Il n’avait pas d’enfants, ni de neveux ni de nièces et très peu d’amis. Il n’arrêtait pas de penser à la venue de Mado, à son charme, son rire, son goût de la vie, sa spontanéité et son désir de retrouver et d’aimer un grand-père. Il était ému, qu’elle soit ou non sa petite fille par le sang, elle l’était assurément par le cœur !  La revoir et la revoir encore, l’écouter, lui parler, la guider dans ses choix, c’était un cadeau du ciel et la promesse d’un bonheur inespéré.

Quand Mado reviendra, il sait ce qu’il lui dira.