Le Défroqué

Le Défroqué

île de Sein

       Assis à sa table de travail, le regard perdu vers l’océan, la plume dans sa longue main fine est prête à noircir la page. Tout autour de lui sur le sol carrelé des papiers froissés, roulés en boule, déchirés ou brûlés. Et puis la machine se met en marche naturellement mais c’est plus difficile qu’il ne le pensait. Parler de lui n’est pas un exercice familier, son parcours l’a conduit plutôt à l’écoute des autres.

       Parce que c’est son histoire, parce qu’il s’est promis de l’écrire, comme si, en se livrant noir sur blanc sur du papier, il comprendrait enfin son rapport à la foi. Oh ce n’est pas pour sa descendance, il n’en a pas ! Prêtre défroqué, il a quitté Dieu en quittant la soutane. Il y a longtemps qu’il ne va plus à la messe, les églises lui font peur, pourtant la religion c’était toute sa vie, sa raison d’être, son sacerdoce. Quel bonheur et quelle fierté le premier jour en entrant au grand séminaire, pour lui, sa famille et pour les prêtres qui l’avaient éduqué. Son ambition n’avait pas de limite. On le jalousait pour sa facilité à apprendre, pour sa réussite en tout. Un être parfait dans une foi inébranlable. Tout son entourage originaire de la Bretagne profonde avait loué la force de son engagement et répété qu’il serait le meilleur séminariste et il avait eu la faiblesse ou l’orgueil de le croire.

       14-18, prêtre des tranchées, médecin impuissant de ces âmes perdues, pour tous ces soldats mal nourris. La faim, la soif et le besoin de sommeil dominent la vie quotidienne des hommes. Quelques grammes de pain, de biscuit, de viande, une nourriture souvent froide, arrosé de vin épicé l’hiver influe sur le moral des troupes. Beaucoup meurent dans ses bras réclamant confession et absolution. C’est là que sa foi a commencé à vaciller. Si l’enfer existe, il est ici. Son Dieu de bonté et de miséricorde au milieu de tant de souffrance, il a envie de fuir, de tout abandonner. C’était facile avant d’être fort quand il ne se heurtait à aucun obstacle, quand jamais il ne doutait. Devant les épreuves chaque jour renouvelées à accompagner les soldats mourants, il est à bout de force, à bout de foi. On lui demande plus qu’il ne peut donner. Je ne suis pas un saint dit-il mais un homme qui souffre et qui doute !

       Au sortir de l’horreur, il n’est plus qu’un être brisé au sens physique et moral du terme. Il a à peine trente ans et en paraît dix de plus ! Ce n’est pas moi qui ai abandonné Dieu, c’est Dieu qui m’a abandonné, écrira-t-il plus tard. Il refuse un séjour en monastère proposé par le diocèse aux aumôniers de guerre pour les aider à se reconstruire. A l’Evêque de Quimper qui le reçoit, il fait part de ses doutes profonds et de la crise qui le ravage. L’Evêque, bienveillant, le rassure, lui conseille de ne pas prendre de décision hâtive et lui donne six mois pour réfléchir.

       Dans l’immédiat il veut être seul et sa solitude il la vivra à l’île de Sein dans une petite maison de pêcheurs qui appartient à sa famille depuis des générations. Une île au bout du monde. Une île solitaire. Une île qui sombrerait dans la folie si les habitants ne s’enchainaient pas les uns aux autres pour survivre. « Qui voit Sein voit sa fin » dit le dicton, ça le fait sourire, lui qui a vécu l’enfer.

       Il arrive par une belle journée d’octobre calme et sans nuage. Après une heure de navigation depuis Audierne, le phare de la vieille apparaît, solide sur son rocher. Eblouissant tableau impressionniste qui le remplit de bonheur. Le temps est doux, légèrement brumeux, un temps argenté qui s’harmonise délicieusement avec cette terre sombre, ces récifs gris avec quelques ajoncs et genêts épars. L’île se voit de loin, fleur d’écume tel un radeau émergeant de l’eau, forte et fragile à la fois. Il sait, comme les Senans, que la mer menace d’anéantir l’île et ses habitants. Quand ? Personne ne le sait mais un jour cela arrivera. Il se dit que sa vie est comme cette île, lointaine et périlleuse, remplie d’incertitudes et de doutes.

       Vingt ans qu’il n’est pas venu à Sein.  Il y venait enfant chez sa grand-mère qui vivait dans cette maison de pêcheur qu’il espère retrouver. A peine a-t-il posé le pied sur le quai, que ressurgissent toutes les images qu’il pensait oubliées. Cette île minuscule, il en connaissait toutes les criques, tous les recoins, tous les rochers, lieux de ses pêches miraculeuses. Les petites maisons colorées sont toujours là le long du quai, serrées les unes contre les autres pour que s’y perdent les vents et les embruns. Un peu plus loin par des ruelles improbables, on accède à la place avec la vieille église, la mairie et quelques commerces. Un sentiment de bonheur l’envahit. Il suit le chemin qui borde la plage. Quelques fleurs de bruyère résistent encore malgré le début de l’automne. Tout est parfaitement figé dans la lumière douce du soleil couchant. Il reste un long moment immobile emplissant ses poumons d’air iodé. Puis, régénéré, il s’engouffre à l’intérieur d’un pas décidé et aperçoit, nichée un peu plus loin, la maison familiale. Elle est plus petite que dans son souvenir mais le temps n’a pas, semble-t-il, eu de prise sur elle. Il apprendra plus tard qu’une lointaine cousine se charge de l’entretien et la loue parfois à des estivants.

       Pendant plusieurs semaines, il mène une vie de reclus, ne se montrant au village que pour les achats essentiels. L’épicerie-tabac, la boulangerie, la boucherie, ces commerçants qu’il reconnait sont les mêmes que du temps de son enfance. Ils vivent là, lestés par une ancre solide, fermement enracinés dans ces lieux et dans leur propre vie alors que la sienne dérive. Les commérages vont bon train : on suppose que cet homme jeune, plutôt bien de sa personne, qui vit seul sans parler à quiconque, fait partie de la famille Guilvinec dont il occupe la maison. Lui-même commence à se poser la question. Est-il vraiment fait pour ce retrait, cette solitude ? Le bruit permanent de la mer, la compagnie des oiseaux, l’air frais du matin qui fouette son visage, les baignades du soir si revigorantes et la pêche dans les rochers, tout ça est régénérant mais est-ce son destin ? Il est venu dans cette île perdu pour fuir le monde d’hier, oublier les atrocités d’une guerre qui l’ont détruit et mis sa foi en péril. Reconstruit physiquement et moralement, il est temps pour lui d’aller vers les autres, c’est un besoin et une évidence, mais retrouver le chemin de Dieu est un parcours bien difficile.

       Sans la soutane, c’est un homme comme tant d’autres, mais contrairement aux autres hommes, il va devoir bientôt rendre compte de sa décision à ses supérieurs. Il prie beaucoup, espérant un appel divin. En attendant il se réconcilie avec la vie. Il va à la messe le dimanche comme un simple paroissien. Personne ici ne sait qu’il est prêtre. Il discute longuement avec le curé, l’interroge sur sa mission, sur son engagement. A l’entendre tout paraît si simple, si évident, quand la voie est tracée il n’y a qu’à suivre le chemin qui mène à Dieu sans se poser de questions métaphysiques. Grande naïveté ou confiance aveugle ? C’est un vieux curé qui connait tous ses paroissiens, il les a baptisés, mariés, et en a enterré beaucoup. Il lui parle des vingt-quatre Sénans qui ont perdu la vie à Verdun ou au Chemin des Dames. Grâce à Dieu il a la chance d’être vivant et il doit croire en son avenir lui conseille le vieux curé.

       C’est justement cet avenir qui le torture. Souvent la nuit quand le sommeil s’interrompt, il pense malgré lui à ce qu’il ne connaitra jamais s’il reste au sein de l’Eglise. A ces lettres, souvent les dernières, qu’il rédigeait pour ces soldats mourants destinées à des femmes, des lettres si pleines d’amour qu’il en rougissait parfois. Comme ça doit être bon de se sentir aimé, apaisé par les caresses d’une femme ! Ces pensées récurrentes lui font mal car elles ne sont pas dignes d’un homme qui s’est donné tout entier à Dieu.

       Prêtre avenant, en six mois il a eu le temps de nouer quelques relations. Au bar du village il regarde les vieux Sénans jouer aux cartes. Ce sont d’anciens marins dont les fils ou les neveux sont en mer. Leur principal sujet d’échange c’est la météo. Si elle est bonne, la pêche sera abondante, sinon la journée sera perdue et une journée perdue, c’est l’argent qui manque à la famille. Il comprend la préoccupation des habitants mais se sent extérieur à tout ça. Son dilemme c’est connaître la force de son engagement. Se poser la question est déjà un début de réponse diraient certains. Il en est conscient. Une rencontre, un jour, lors d’une promenade sur la plage, un enfant qui joue trop près du bord et une vague qui manque de l’emporter. Le petit garçon a échappé à la vigilance de sa mère et l’homme est accueilli comme un sauveur. Elle est belle, veuve de marin malgré son jeune âge, l’attirance est immédiate et le plaisir partagé. Il n’y aura que quelques nuits, des moments volés qui le hanteront à jamais. Lui qui a fait vœu de chasteté peut-il rester au sein de cette Eglise qu’il bafoue ainsi ? Probablement pas mais il ne s’imagine pas ailleurs, crainte de l’avenir ou peur de l’opprobre de ses proches. Le sait-il lui-même ? Il ne renoncera pas à son sacerdoce et quitte l’île de Sein.

       On lui a donné six mois pour réfléchir, l’échéance est arrivée et il regagne Quimper. Il est prêt maintenant, prêt pour la mission qu’on va lui attribuer, prêt pour l’endroit où on l’enverra. Il est affecté pour deux ans, dans la paroisse d’une banlieue nord de Paris. Arrivé sous un ciel bas et gris dans une église secouée par la guerre au milieu d’une zone pavillonnaire désordonnée, le choc est violent. Il pense au curé de l’île de Sein, à sa sérénité, à sa vie tranquille proche des autres. Il revoit la petite église lumineuse où résonnait le bruit de la mer alors qu’ici tout est noir et sinistre. Le contact avec ses paroissiens s’avère difficile, manque d’empathie, manque de conviction, ce sera un dur échec. Au bout de six mois il demande à l’Evêque de le relever de sa fonction mais il ne remet pas en question son sacerdoce ayant en tête un nouveau projet.  

       Il s’est renseigné sur la mission des prêtres en Afrique. Porter la parole de Dieu au-delà des océans ce ne sera pas chose facile, peut-être même dangereuse, on compte nombres d’enlèvements et de morts parmi les missionnaires, mais au moins il prouvera qu’il est capable d’un acte de résistance. L’évêque accepte sa demande avec enthousiasme et respect. L’Eglise manque de volontaires, c’est donc en Afrique noire, au Cameroun, qu’il évangélisera les peuples.

       Débarquer dans un pays lointain peut-être à la fois enthousiasmant et déstabilisant. Il rejoint la mission en poste au sud de Yaoundé, et la tenue blanche remplace désormais la sombre soutane traditionnelle. La guerre semble oubliée devant l’ampleur de la tâche qu’il s’est promis d’accomplir. Continuer à bâtir des églises, fonder une école pour les enfants noirs, leur enseigner la langue française et la parole de Dieu pour que plus tard ces mêmes enfants continuent son œuvre dans la religion. C’est plus difficile avec les adultes qui sont ancrés dans leurs croyances, leur magie et leur sorcellerie. Quatre années d’une vie tourmentée, périlleuse et sans repos qui laisse peu de place au questionnement et à la remise en cause. Sa tâche de missionnaire s’est peu à peu effacée devant celle de l’humanitaire. Bien sûr il a tenté de transmettre la parole de Dieu mais il n’a pas su trouver les mots pour atteindre une population qui avait plus besoin d’aide matérielle que de spiritualité. Tant de misère à soulager, soigner le corps plutôt que l’âme et Dieu dans tout ça ?

       Amaigri, affaibli, c’est en civil, à Bordeaux, qu’il pose le pied sur le sol de France. Sa décision est prise il va demander à l’Evêque son exclusion de la communauté religieuse. Il explique qu’il peut être utile ailleurs et autrement qu’au sein de l’Eglise. Ses supérieurs ne seront pas tendres avec lui et le rendront seul responsable de son échec. Blâmé, il part se réfugier dans l’île de Sein comme il l’avait fait à la sortie de la guerre. A-t-il changé depuis cette époque ? Pas vraiment car le doute profond face à son engagement qu’il avait nié par faiblesse à plusieurs reprises est plus que jamais présent. Aujourd’hui il assume sans regret son statut de défroqué.