La jeune fille

     Dans un coin de Bretagne vit un homme solitaire. Mais qui ne l’a pas toujours été. Vieux beau, séducteur à la retraite, avocat, beau parleur, défenseur de la gent féminine, il excellait et maniait le verbe avec brio. Tout ça pour se retrouver seul dans un pays encore sauvage où les arbres ne résistent pas au vent. Seuls les livres et la musique sont désormais ses compagnons et en premier lieu relire tout Victor Hugo et écouter Mozart et Bach jusqu’à l’ivresse ! La nuit les souvenirs hantent son sommeil. Il a tant aimé séduire sans penser aux conséquences, ne voulant à aucun prix s’attacher : ni corde au cou, ni descendance. Seul écart de conduite un chat dont le caractère indépendant lui correspond avec quelques moments de tendresse quand l’envie s’en fait sentir mais pour l’essentiel chacun chez soi. Des bains de mer et quelques balades à vélo pour garder une forme relative car il a gardé de son enfance après une chute une certaine fragilité osseuse. Aussi calme qu’elle ait pu être mouvementée sa vie se déroule sereinement, les jours ressemblant aux jours, les mois aux mois et les années aux années. Mais sereinement ne veut pas dire ennuyeuse. Il s’est découvert un certain plaisir à écrire, non ses mémoires mais quelques souvenirs, d’abord sur ses conquêtes, sur son talent de séducteur, et pris au jeu, débordant des faits réels, il a imaginé une suite à ses histoires gardant pour lui le beau rôle et faisant des femmes des êtres maléfiques l’entourant de leurs bras tentaculaires pour l’enserrer et le précipiter dans sa chute. Un dom Juan de pacotille.

     Ce matin le ciel est limpide et la température agréable pour un mois de juin, direction la mer pour une baignade dans une eau encore fraîche de quoi être revigoré pour la journée. Après un repas de fruits de mer il enfourche son vélo pour une balade dans les landes bretonnes. Empruntant souvent le même chemin, traversant les bruyères et les ajoncs qui colorent la terre, il lui arrive de suivre ou de croiser les mêmes cyclistes. Depuis quelques jours se joint à eux une jeune fille, sans doute une étudiante en vacances dans sa famille. Mais que fait-elle parmi ces retraités ? Ne serait-elle pas mieux à se faire dorer sur la plage entourée de jeunes de son âge ? C’est la réflexion qu’il se fait chaque fois qu’il part en balade en espérant secrètement qu’elle soit encore là. Puis un matin elle sonne à sa porte. Un léger soupçon de rose sur ses joues, à peine visible sous le hâle, elle prend une grande aspiration et lui dévoile ce qu’elle cherche à lui dire depuis plusieurs jours. La révélation faite il lui sourit et assure qu’il aurait bien aimé être son père, mais qu’il a déjà été confronté à ce genre de situations et qu’aucune femme n’a réussi jusqu’à présent à lui faire endosser une quelconque paternité. Elle lui montre une photo de sa mère qui pourrait évidemment ressembler à une ancienne conquête mais il a eu tellement d’aventures qu’il en a oublié les visages.

     Elle lui explique qu’elle n’est pas là pour ajouter un nom à son album de famille, ni pour réclamer un quelconque héritage mais que la démarche difficile entreprise aujourd’hui relève d’un caractère beaucoup plus sérieux. Déçue par le comportement égoïste de cet homme, la jeune fille rentre chez elle, ces balades à vélo l’ont fatiguée.

     Élevée par sa mère et sa grand-mère, dans un monde de femmes où un homme n’avait nullement sa place, elle a joui d’une enfance heureuse auprès d’une mère indépendante active et volontaire associant travail et vie privée avec harmonie. Rayé et oublié l’homme qu’elle n’a jamais cherché à revoir ni à le prévenir de sa grossesse. C’est à l’adolescence que la santé de la jeune fille s’est détérioré avec l’apparition de problèmes rénaux graves entrainant la perte d’un rein et la dégradation du second. Etudiante en dernière année à l’école d’infirmières de Nantes, elle suit les cours avec courage. Aider, soulager, soigner a toujours été pour elle une véritable vocation mais elle ne pensait pas devoir si tôt passer de l’autre côté. Traitement, dialyse à domicile ou en milieu hospitalier, les tentatives pour sauver ce rein qui ne fonctionne plus s’avèrent inefficaces et la greffe devient le seul remède possible. Aucune compatibilité ne ressort des recherches faites auprès de la famille proche ou éloignée.

     L’homme solitaire a de quoi être troublé voire bouleversé. Aux dires de la jeune fille il n’a rien laissé paraître. Il remonte des années en arrière et se revoit au chevet de son père agonisant qui aurait pu être sauvé s’il avait bénéficié d’une greffe mais dans ce pays lointain où il effectuait un reportage et malgré un rapatriement hélas trop tardif, rien ne fut possible. Depuis ce jour il s’est proposé comme donneur de son vivant d’un rein auprès du CHU de Nantes. Il a été sollicité à plusieurs reprises sans être retenu. La venue de cette jeune fille remet tout en question. Il reprend ses balades à vélo le long de la côte sauvage mais parmi les cyclistes aucune présence féminine. Maintenant c’est lui qui la recherche. Il refait chaque jour le même chemin, le seul qui soit accessible aux cycles en vain. Jusqu’au jour où il reçoit un appel lui demandant de se présenter au service des transplantations rénales de Nantes pour une vérification de compatibilité.

     Dans un coin de Bretagne vit un homme solitaire qui a donné un rein à une jeune fille dans un élan de générosité. Donneur potentiel, il n’a pas cherché à savoir s’il était le père de cet enfant.                                                            

 La petite fille

Belvédère sur l’estuaire de la Rance, St Suliac est un village de charme proche de ST Malo. Pour Alex c’est le village de son enfance, là où il passait ses vacances chez ses grands–parents. C’est le lieu de ses origines avec des arrière-grands-parents pêcheurs, ceux qu’on appelait les terre-neuvas qui partaient chaque année pêcher la morue au large du Canada. Très attaché à cette maison de famille isolée, accrochée à la colline et balayée par les vents marins, c’est là depuis cinq ans qu’il a élu domicile après une vie professionnelle bien remplie. Journaliste et grand reporter, il a sillonné le monde entier. Il a retrouvé à St Suliac la Bretagne aimée et il y a développé une vie solitaire dans le calme et la sérénité dont il avait rêvé l’âge venant. Très jeune, peut-être trop jeune, il s’était marié et deux années après il avait divorcé sans laisser de descendance. Il avait alors compris qu’il n’était pas né pour vivre aux côtés d’une femme et qu’il ne pouvait être vraiment lui-même que célibataire. Il avait donc agencé sa vie sur le principe suivant : des femmes oui mais pas dans la durée et pas d’enfant !

Désormais proche de 70 ans, il vit seul dans sa maison partageant son temps entre la pêche et l’écriture sa deuxième passion. Il a conservé des liens avec les milieux journalistiques et rédige pour eux des articles et notes diverses à la demande. De plus son imagination et son goût des ailleurs l’ont poussé à écrire des romans d’aventure qu’il espère bien faire éditer un jour.

Alors qu’il s’acharne à terminer un article qu’il doit envoyer le lendemain, quelqu’un sonne à la porte. Alex, surpris et agacé, hésite, puis se décide à ouvrir.

C’est une jolie ado d’une vingtaine d’années, qui lui dit d’un ton assuré : « bonjour, je suis Mado, vous ne me connaissez pas mais je suis votre petite fille ». 

Alex part d’un grand éclat de rire et répond : « Mademoiselle je crois que vous trompez d’adresse et de plus vous me dérangez ». Elle insiste pour lui parler mais il ferme la porte tout en l’entendant dire : « je reviendrai avec des preuves ».

Alex retourne à son bureau mais son esprit est perturbé par la déclaration de cette ado si sûre d’elle ! Il remet au soir la rédaction de son article, prend une bière dans le réfrigérateur et s’installe dans le jardin.

Alex fait partie de ceux qui ne reviennent pas sur leur passé. Ni regrets ni remords ! Sa vie professionnelle a été une vie de baroudeur partout dans le monde, sa vie privée n’a pas été  exemplaire mais c’était sa vie, faite de nombreuses aventures sans lendemain et de liaisons qui ont compté pour lui mais qu’il ne voulait pas dans la durée.

Tout a commencé par ce mariage raté qui lui a fait comprendre son besoin de liberté. Un métier de passion, des réseaux d’amis nombreux, des aventures d’un soir pour la plupart oubliées mais également des liaisons fortes. Il en compte quatre, qui se sont étalées dans le temps et qui ont duré chacune entre deux et quatre ans. Ses nombreux déplacements dont certains d’une durée de plusieurs mois ont été à l’origine de ses ruptures. Etant resté en contact avec ses anciennes compagnes il sait qu’aucun enfant n’est né de leur relation.

Alex se sentait bien perplexe face à cette situation et curieux de connaitre les preuves éventuelles que Mado pourrait lui apporter.

 Les mois passèrent et au début de l’été il eut la surprise de voir arriver Mado. Difficile à expliquer dira-t-il plus tard à un ami mais il fut content de la revoir !  Dans un grand sourire il lui dit « Tu arrives au bon moment, les poissons sont cuits à point. Je t’invite à déjeuner si tu veux te joindre à moi ». Tout en dégustant la pêche du jour, la conversation prit place. Mado raconta les vacances qu’elle passait à St Malo chez une amie et de son côté Alex évoqua ses voyages et les pays qu’il avait traversés. Elle lui parla de la formation qu’elle suivait pour être accompagnatrice dans le tourisme et sur les lieux étrangers qu’elle avait envie de connaitre. Tous les deux se sentaient bien dans ce jardin qui domine la mer : le ciel bleu et l’air frais venant du large tout était propice aux confidences. Mado dégusta son café tout en réfléchissant à la façon d’aborder la vraie raison de cette rencontre.

C’est elle qui parla la première et c’est ainsi qu’elle expliqua l’histoire de sa famille !

 « A la mort de ma grand-mère l’année dernière, je trouvai en rangeant ses affaires le journal intime qu’elle avait tenu avant son mariage.  Il était peu détaillé mais précis pour certains faits.

Elle raconte que son mariage était en partie une union de convenance voulue par ses parents pour lui assurer une vie aisée. Peu portée sur les études elle avait pris des cours de secrétariat et travaillait pour un grand journal parisien.

Trois semaines avant son mariage elle eut l’occasion d’accompagner un groupe de journalistes pour un stage de formation à Fontainebleau. Elle écrit dans son journal : « Parmi eux il y avait un certain Alex Valmy très séduisant et l’attirance fut réciproque, immédiate et forte.  La soirée de clôture fort gaie et fort arrosée fut suivie de moments inoubliables qui ont marqué à jamais ma vie ». Pas d’autre information notée dans son journal avant celle-ci « je me marie demain, bonheur ? ». Huit mois après naissait ma mère, Laure avec un mois d’avance ! Le couple n’eut pas d’autre enfant et se sépara quelques années après la naissance de Laure. Ma mère aux dires de ma grand-mère était une jeune femme indépendante, aventureuse, éprise de liberté. Elle mourut dans un accident de voiture quand j’avais trois ans. Je fus ainsi élevée par ma grand-mère qui fut ma seule attache familiale. Elle s’appelait Déborah. La lecture de son journal intime m’a profondément troublée et j’ai voulu en savoir davantage sur mes origines. Il me fut facile avec votre nom et votre profession de vous retrouver. J’ai hésité avant de vous contacter mais ma venue à St Malo a été un signe du destin ! »

Alex écouta avec attention son récit, ne fit aucun commentaire et ne posa aucune question. Il se contenta de lui proposer de revenir avant la fin de son séjour. Mado comprit qu’il avait été sensible mais qu’il ne souhaitait pas poursuivre cet entretien. Elle se leva, le remercia chaleureusement et le quitta en l’assurant de sa venue avant son départ de St Malo.

Alex éprouva le besoin d’aller marcher pour libérer son esprit. Bien que n’aimant pas revenir sur son passé, les propos de Mado ne le laissaient pas indifférent. Il n’avait pas oublié le stage à Fontainebleau, il se rappelait Déborah, de son charme qu’il retrouvait aujourd’hui chez sa petite-fille.  Il se souvenait de la soirée de clôture où il avait beaucoup dansé et flirté longuement avec elle. Ils avaient tous les deux beaucoup bu, trop bu assurément !  La suite …Il ne sait pas ?  Il gardait la sensation d’avoir glissé dans un brouillard qui avait tout obscurci ! Il n’essaya pas de la revoir et elle ne le contacta pas. Une rencontre éphémère pleine de charme, une de plus pour Alex ! La suite racontée par Mado fut une surprise. Il ignorait le mariage de Déborah trois semaines après la soirée et sa maternité dont l’origine se situait au moment de leur rencontre. Est-ce suffisant pour qu’il soit le géniteur ? Un accouchement avec un mois d’avance est toujours possible ! Il y avait cette phrase ambigüe du journal de Déborah évoquant « des moments inoubliables qui ont marqué à jamais ma vie » ? On peut vouloir effacer de sa mémoire une relation intime faite sous l’emprise de l’alcool mais on ne pourra jamais oublier l’enfant qui en est la conséquence ! Aucune certitude toutefois dans ce qu’il avait entendu ! Quand il rentra chez lui la nuit commençait à tomber et sa décision fut prise. Il dirait non à Mado car les arguments donnés n’étaient pas pour lui des preuves formelles.

Le lendemain sa vie reprit normalement.  Il pensa à ce qu’avait été son existence conforme à ses désirs d’indépendance, de liberté, de plaisir et son métier l’avait comblé. Il avait aimé sans engagement sans vouloir de descendance. Aujourd’hui à l’approche de son soixante-dixième anniversaire il était seul dans cette maison tant aimée de Bretagne. Il n’avait pas d’enfants, ni de neveux ni de nièces et très peu d’amis. Il n’arrêtait pas de penser à la venue de Mado, à son charme, son rire, son goût de la vie, sa spontanéité et son désir de retrouver et d’aimer un grand-père. Il était ému, qu’elle soit ou non sa petite fille par le sang, elle l’était assurément par le cœur !  La revoir et la revoir encore, l’écouter, lui parler, la guider dans ses choix, c’était un cadeau du ciel et la promesse d’un bonheur inespéré.

Quand Mado reviendra, il sait ce qu’il lui dira.

L’ énigme

Dans ma vie professionnelle, j’ai toujours occupé mon temps libre à approfondir  ma connaissance de la peinture et j’ai profité de mes voyages pour visiter les grands musées européens, italiens surtout, mais pas seulement. Désormais retraitée, je fréquente assidûment les expos à la découverte de talents reconnus ou « en devenir ». Ma drogue c’est la peinture !

Je me suis rendue récemment à une exposition de peintres scandinaves contemporains ayant pour thème « les portraits ». Ces peintres talentueux, d’après les articles lus dans la presse, sont peu connus dans leur pays et encore moins en France. La rencontre avec des tableaux inédits m’attire et ceux que j’ai chez moi ont tous été achetés sur coup de cœur.

Catalogue à la main je parcours les allées où les peintures sont présentées suivant leur origine : danoise, norvégienne ou suédoise. Je connais le nom de quelques peintres célèbres dont Edvard Munch, ce norvégien mondialement connu pour « le Cri », mais ma culture s’arrête là. Je me trouve dans l’allée consacrée justement à ce pays où la réputation d’artistes des lumières se justifie pleinement. Cette lumière on la retrouve dans tous les paysages ruraux ou urbains qui entourent les personnages et leur donne cet éclat si particulier. La neige est souvent présente étincelante et apaisante à la fois. On y voit des enfants qui patinent le nez rougi par le froid, des familles en traineaux profitant d’une journée ensoleillée ou des promeneurs isolés admirant la nature. Nombreux sont les portraits de femmes jeunes ou âgées extrêmement réalistes où chaque détail de leur visage ou de leur corps est finement rendu avec toujours cette même lumière qui transcende la peinture.

Soudain, tétanisée, je me fige. Devant moi un petit tableau signé NIO, rayonnant de lumière, intitulé : « La jeune fille à la pipe » ! Que montre- t-il ? Debout sur un balcon tournant le dos à la montagne enneigée, une adolescente en tenue de ski, allure androgyne, cheveux courts, fume la pipe. Avec stupeur je me reconnais : c’est moi jeune. Je me frotte les yeux, je m’approche pour mieux voir mais aucun doute n’est possible. C’est bien Moi ! Je retrouve la tenue de mes vingt ans avec ce pull rouge à col roulé et ce fuseau noir très tendance à l’époque. La preuve en est la photo prise par je ne sais qui, conservée dans mes archives avec tous les clichés anciens. Elle est en noir et blanc. Le peintre ne s’est pas trompé en reprenant la couleur rouge de mon pull qui donne encore plus d’éclat au tableau.

Renseignement pris auprès de la responsable de l’exposition, cette toile signéeNIO, artiste norvégien inconnu en France, a été proposée à la vente par une jeune femme dont elle me donne les coordonnées. Je mets immédiatement une option d’achat sur le tableau et, avant de quitter les lieux, je retourne le voir fascinée par cette rencontre. C’est Moi, je n’en doute pas, mais je n’ai jamais posé pour quiconque !

Je rentre très troublée chez moi et sors la pochette où se trouvent les photos de mes vacances étudiantes. J’identifie vite le lieu –les Houches – l’année de mes vingt ans alors que je passais les fêtes de fin d’année avec un groupe de copains de la fac. Ce court séjour était pour nous le dépaysement dont nous avions besoin, une bouffée d’air frais pour le corps et pour l’esprit. Tous les souvenirs remontent à la surface y compris l’origine de la pipe qui était celle de mon petit copain de l’époque mais « la photo » reste introuvable. Je cherche à nouveau, éparpillant sans succès la centaine de clichés. J’étais si sûre de la trouver, c’est inexplicable ! Sans la photo je perds une preuve que la jeune fille de la toile c’est Moi.

 L’expo terminée, « La jeune fille à la pipe », est désormais chez moi. Accrochée dans mon bureau sur un mur inondé de soleil le matin, ses couleurs rayonnent. Reste à savoir comment réagiront mes proches ? « Tiens tu as un nouveau tableau » s’exclame mon fils ! « Il est super et la fille bien sympa ». Pas d’autre commentaire si ce n’est un rire franchement moqueur et frisant l’impertinence quand je dis que c’est Moi. Même réaction de la part de mes frère et sœur qui pourtant me connaissent depuis l’enfance. « Comment oser affirmer que c’est toi dit mon frère puisque les traits du visage sont flous à cause de la fumée de la pipe » ? « Arrête tes hallucinations, c’est ridicule ajoute ma sœur ! ».

Je n’en démords pas et je prouverai à tous les sceptiques que la jeune fille à la pipe, c’est Moi ! L’enquête commence auprès de la jeune femme qui possédait le tableau. Contactée par téléphone elle me raconte que la toile a été retrouvée en vidant l’appartement de sa grand-mère. Cette toile dormait au fond du placard de la chambre de bonne que sa grand-mère avait louée pendant deux ans à un jeune peintre norvégien venu étudier à Paris. En voyant ce tableau, elle se rappela ce que lui avait raconté sa mère, qui avait eu l’occasion de le rencontrer. C’était un colosse avec une barbe blond-roux dont elle avait conservé le souvenir. Il s’appelait Niels Olsen (NIO sur le tableau), comme son aïeul médaillé olympique au cours des premiers jeux d’hiver en 1924 à Chamonix. Cette médaille, conservée par sa famille, et sa passion du ski le faisaient rêver aux grandes stations des Alpes qu’il comptait bien connaître en venant en France.

Comment résoudre cette énigme ? Les recherches sur internet portant sur NIO et sur la peinture norvégienne ne donnant aucun résultat, il ne me reste plus qu’à élaborer des hypothèses. Une certitude toutefois le pull rouge à col roulé de la jeune fille ! Je l’ai et je peux le montrer car il est rangé avec les vêtements de montagne. Ce n’est pas une preuve me diront certains car le peintre a peut-être choisi le rouge pour éclairer sa toile ! Pour moi c’est une preuve !

Il reste à imaginer comment NIO a fait mon portrait sans que je ne l’aie jamais rencontré. J’ai l’explication : NIO attiré par les grandes stations alpines s’est rapproché de Chamonix lieu emblématique pour lui et sa famille. Cette fameuse fin d’année, il était aux Houches très près de Chamonix dans la même résidence universitaire que moi, partageant probablement nos repas où chacun valorisait ses performances du jour à ski. Son carnet de croquis toujours avec lui, séduit peut-être par la grâce du modèle, il a ébauché silhouette, posture, vêtements pour faire ensuite le tableau. Autre hypothèse : le jour de la séance photo qui a immortalisé la jeune fille à la pipe, peut-être a-t-il lui aussi pris un cliché ? Tout est possible mais je ne garde aucun souvenir de lui !

Voilà ma version mais elle peut être contestée. Des jeunes filles en tenue de ski, les cheveux courts, d’allure androgyne, fumant la pipe sur un balcon, le visage un peu flou, il y en a des dizaines. NIO dans son parcours à travers la France en a peut-être croisé une qui a capté son regard et il en a fait le portrait retrouvé au fond d’un placard ?

Comment savoir ? Je vous laisse face à cette énigme …

 Oui mais l’histoire n’est pas finie ! Des mois ont passé…

Lors d’un rangement, j’ai exhumé du fond d’un carton une pochette avec des photos anciennes ! Qu’ai-je trouvé ? Deux photos  de cette fameuse fin d’année aux Houches.

La première est une photo de groupe où je figure avec les cheveux mi-longs frôlant les épaules. Quel choc !  Est-ce ma coiffure habituelle ? Pas sûr !  A l’époque, je privilégiais  surtout les cheveux tirés en arrière et retenus en chignon, qui vus de face, donnait l’impression d’une coiffure courte. La résolution de cette énigme tient donc à un cheveu !

La deuxième est la fameuse photo, recherchée en vain, comme preuve que le portrait du tableau c’est Moi.  Photo en noir et blanc d’une jeune fille, debout sur un balcon, tournant le dos à la montagne enneigée, en tenue de ski, d’allure androgyne, fumant la pipe. Tout y est  jusqu’à la fumée de la pipe, mais qu’en est-il de la coiffure?  Mon visage apparait de face avec des cheveux courts ….et  je suis seule à savoir qu’ils sont  longs et tenus en arrière.  Qu’a vu NIO ? Moi et mes cheveux courts ….et il a peint son tableau. C’est ma conviction profonde, mais un doute est  toujours possible !

Toutefois, si vous venez me voir un jour, je vous dirai en vous montrant le tableau :

                           « La jeune fille à la pipe c’est Moi »

Où sont passés nos rêves

« On s’aimait

On riait on s’embrassait

On trouvait que l’amour c’était facile

On s’aimait chante Alain Souchon

Si les amours de jeunesse sont souvent de courte durée leur empreinte nous marque comme un tatouage indélébile.

Je passais toujours mes vacances sur la côte d’argent à Lacanau lieu de résidence de mes grands-parents et Valentin faisait de même. Nous étions attirés par cet océan imprévisible qui chaque année emportait des vacanciers imprudents. Malgré notre jeune âge et notre insouciance nous avions réussi à l’apprivoiser. Dans la journée nous rivalisions sur nos planches de surf jamais rassasiés de ces moments d’intense complicité. Nos maisons côte à côte nous permettaient de passer des soirées ponctuées d’éclats de rire qui résonnaient dans tout le quartier. Rivaux la journée, à la tombée de la nuit nous exprimions maladroitement nos premiers sentiments. Chaque année nos liens se renforçaient jusqu’au jour où Valentin ne vint plus. Sa grand-mère décédée la maison fut mise en vente. Le monde de  mon enfance s’écroulait.

Le hasard réserve bien des surprises car quelques années plus tard nous nous sommes retrouvés en première dans le même lycée. Bonheur fou de revoir mon amour d’enfance, pourtant tout nous séparait. J’aimais étudier, il était passionné de foot, de musique et de Baudelaire. Les études pour moi étaient avant tout littéraires, les livres des compagnons de chaque instant libre. Pour lui seul le foot comptait. Il le pratiquait assidument au club local. A chacun ses rêves, le mien secret était de devenir écrivain, lui se voyait plus tard manager d’une grande, voire internationale, équipe professionnelle. Ensuite venait la musique. C’était dans un groupe nouvellement formé au lycée où le jazz l’emportait sur le classique et surtout sur les études. Il lisait peu sauf Baudelaire. Je n’ai jamais su d’où lui venait cette passion. C’était son jardin secret qu’il ne dévoilait à personne. Seule moi y avais  accès et j’étais sensible à ce privilège. Que de fois il a fait battre mon cœur avec « A une passante » et autres poèmes des « Fleurs du Mal ». Enfant unique d’une famille divorcée, élevé par une mère dépassée par la personnalité de son fils, il faisait ce qu’il voulait. L’important pour elle était que ni l’école ni le club ne se plaignent de son comportement ni de ses résultats scolaires ou performances sportives. Il était différent des autres avec des rêves insensés dans la tête et une envie folle de les vivre intensément. Moi j’avais envie de liberté et il était libre. Malgré nos différences on s’aimait, on trouvait que l’amour c’était facile…

Cette même année je devais passer deux mois en Angleterre pour parfaire mon anglais pendant les grandes vacances. Ne plus avoir mes parents sur le dos équivalait à un avant-goût de liberté. J’enviais Valentin, libre comme l’air et je le jalousais d’être un garçon qui, à mon époque, lui laissait l’envergure d’un oiseau. Moi je me sentais coincée dans le carcan d’une famille bien sous tous rapports. Déjà, dans le bateau qui m’emmenait à Douvres, je m’enivrais de l’air du large laissant voguer mes pensées. Avec Valentin nous avions prévu, à l’insu de tous, de nous retrouver sur le quai du débarquement. Je devais rejoindre Eastbourne où je logeais dans une famille d’accueil amie d’un collègue de mon père et Valentin trouva refuge dans une auberge de jeunesse. J’avais le champ libre à condition de suivre une fois par jour les cours au collège local. C’était plutôt en fin de journée et nous avions tout le temps libre pour nos promenades sur la plage, nos baignades dans une eau fraîche et nos tendres câlins. Nous avions grandi depuis Lacanau, on trouvait que l’amour c’était facile, on s’aimait…

Et puis un jour Mary arriva. Il y avait une place libre à côté de moi à un cours de littérature anglaise et elle vint s’y asseoir. Quand le soleil du soir éclairait ses cheveux blonds il s’y reflétait en nuances pourpres. Très vite nous nous sommes trouvé des points communs et malgré notre langue différente, je ressentais ses émotions et elle comprenait les miennes. J’étais partagée avec mon besoin d’être avec Valentin et l’envie de vivre une amitié qui m’apparaissait de plus en plus indispensable. J’ai eu beaucoup de camarades au lycée, certaines plus chères que d’autres, mais je ne me suis jamais investie dans une relation durable. Avec elle la séparation devenait une souffrance. J’avais remarqué qu’un garçon « so british » l’attendait à la sortie des cours en même temps que Valentin venait me rejoindre.

Les garçons apprirent à se connaître sans vraiment s’apprécier. Je remarquais chez Valentin une certaine impatience qui tournait à la jalousie de ne pas être plus souvent seul avec moi. Aussi coupait-il souvent court à nos bavardages. De deux nous passâmes à quatre. Dans nos balades, en ville ou sur la plage, mes câlins avec Valentin devenaient moins fréquents. Il faudrait à part égal vivre l’amour et l’amitié sans qu’aucun des deux ne prenne le pas sur l’autre. Mon amour pour Valentin était ancré au plus profond de moi mais j’aimais cette amitié avec Mary. Une amitié de courte durée puisque dans un mois chacune de nous retrouverait ses habitudes. Les jours passaient et je voyais arriver le moment du départ avec angoisse. Malgré les promesses de futures retrouvailles, qu’en sera-t-il de l’absence ?

Mes relations avec Mary profondes et intenses se poursuivirent mais avec le temps devinrent moins fréquentes pour disparaître totalement. Nos projets de vie élaborés à Eastbourne ne se réalisèrent pas. Elle voulait être archéologue et parcourir le monde à la recherche de vestiges du passé mais des problèmes familiaux l’en empêchèrent. Agrégée et prof de lettres, mon rêve d’écrivain s’éloignait par manque de temps et pourtant le désir d’écrire était toujours là. Moi qui croyais si fort à l’amitié je n’ai pas eu d’autre amie que Mary. Pourquoi après tant d’années ce besoin de la revoir a-t-il resurgi ? Nostalgie du passé ? Peur de  la solitude ? Pour combler un vide affectif ? Je ne sais toujours pas. Après bien des recherches je l’ai retrouvée à Londres où elle travaillait dans un laboratoire d’expérimentation. J’étais tout excitée à l’idée d’entendre sa voix mais je n’ai eu en retour que des paroles de politesse sur un ton d’indifférence. Apparemment nous n’avions plus les mêmes souvenirs.

Valentin, le complice de mon enfance, l’amour de mon adolescence, a poursuivi sa vie de liberté loin de moi à la fin du lycée. Notre passion aura duré deux ans : deux ans de rire, d’insouciance et de rêves insensés. Après l’échec au bac il se laissa entraîner par des copains de sa banlieue vers une vie de dérive que je ne voulais pas partager. Il abandonna le foot sa première passion pour se consacrer à la musique. Il fit partie d’un groupe de rock qui connut un certain succès et  parcourut le monde à la recherche de nouvelles émotions. Baudelaire devait lui sembler bien loin ainsi que celle qui aimait tant  l’écouter lire « la Passante « et autres poèmes. On s’aimait encore mais on réalisait que l’amour n’était pas facile et l’on s’éloigna peu à peu l’un de l’autre.

Nos amours de jeunesse sont devenus aujourd’hui de lointains souvenirs. La vie nous a pris dans son rouleau détruisant nos rêves, comme les vagues à Lacanau brisaient les frêles embarcations, nous laissant une blessure au cœur inguérissable.

La fuite

Un enfant court vers la porte qui ferme le jardin quand une voix masculine venant de l’intérieur de la maison lui crie : Damien tu ne sors pas ! Damien est un gentil bambin de cinq ans, vif et obéissant, toujours prêt pour l’aventure. Quand il demande où est sa maman on lui répond qu’elle est partie pour un long voyage mais qu’il la retrouvera un jour.

Il aborde l’école primaire de son village avec enthousiasme où il se révèle être un élève intéressé, comprenant vite et apprenant sans peine. Le meilleur moment pour lui c’est l’heure de la sortie quand il retrouve ses copains au stade pour une partie de foot ou quand il va flâner le long de la rivière. Ces cinq années de primaire n’ont été pour lui que du plaisir. A dix ans il a son premier vélo et connaît alors la joie souvent renouvelée de l’échappée en solitaire. Quand l’envie le saisit il ne résiste pas et sa balade ressemble déjà à une fuite. Bien qu’il ait compris la raison de l’absence définitive de sa mère, il sera toute sa vie à la recherche d’un ailleurs qui le poussera sans cesse à s’enfuir. Peut-être inconsciemment cherche-t-il à la rejoindre ?

Son comportement d’enfant sera pourtant pour lui le début d’un long chemin de croix. Le problème s’est vraiment révélé lors de son entrée au collège. Son père, notaire, très ancré dans son village, n’avait d’autre solution pour son fils que le pensionnat de la ville voisine. Enfant unique, privé très jeune d’une mère, il accepte la rupture sans problème apparent. Nouvel environnement, nouveaux copains, il s’intègre du mieux qu’il peut. Le trouble de ses cinq ans lui revient un jour tel un boomerang sans vraiment de raison : une pulsion soudaine et ce besoin irrépressible de fuir. C’est le début de plusieurs fugues sans conséquence grave car de lui-même il revient très vite semblant prendre conscience de l’irresponsabilité de son acte. Son père convoqué au collège pour une fugue plus longue que les autres voit là une simple incartade d’un ado en crise. La suite lui donne raison car les trois années de lycée se passent bien. Le voilà brillant bachelier admis dans une prestigieuse école de commerce. Quelques années de rémission jusqu’à ce diplôme qui lui ouvre la porte d’un bel avenir. Nouvel assaut du syndrome qui l’exhorte à partir pour un tour du monde qu’il interrompra très vite sans raison alors que la vie lui sourit. Quoi de plus normal pour un étudiant en fin d’études de souhaiter une année sabbatique avant de se lancer dans la vie active pensent ses proches, Damien seul connait le trouble qui le ronge depuis l’enfance et ce voyage a un nom : la fuite. 

L’entrée dans la vie professionnelle lui ouvre de nouvelles perspectives. De la théorie apprise à l’école de commerce il passe à la pratique et jongle avec les statistiques, les pronostics boursiers, les investissements financiers avec passion et réussite.  C’est ainsi qu’il se retrouve six ans plus tard dans le costume d’un trader à la vie facile et étourdissante. Les échappées du pensionnat, le tour du monde avorté lui semblent loin mais le trouble, même s’il s’est éloigné, est toujours présent. Il sait qu’il est en embuscade prêt à réapparaitre sans prévenir et qu’il sera le plus fort. Et pourtant il ne le craint pas. Il a endossé sa peur de fuir comme on enfile une seconde peau. Ce qui le chagrine ce n’est pas la fuite en elle-même mais les conséquences qu’elle peut avoir sur les personnes qu’il pourrait blesser, sans le vouloir, peut-être définitivement. Et parmi ces personnes il y a Laura, une camarade de promo, dont il était tombé amoureux et qu’il retrouve par hasard après son périple. Et si l’histoire ne se reproduisait pas ? Si l’exception était là. L’amour sera-t-il plus fort que le mal dont il souffre ? Damien veut y croire. Quatre ans de bonheur et de parfaite entente sans ressentir la moindre pulsion. Est-ce le désir d’enfant exprimé avec conviction par Laura, il ne le sait pas, mais le syndrome s’abat de nouveau sur lui avec une force jamais connue. Il n’en avait jamais parlé à sa compagne par pudeur et aussi culpabilité. Il a peur de ne pas pouvoir assumer la responsabilité de l’éducation d’un enfant, étant lui-même trop instable. Un jour brutalement c’est le départ sans explication laissant Laura sous le choc De psy en psy, de séance en séance, d’espoir en déception, chaque fois la fuite veille telle une sentinelle ! Il se met à douter : et si sa vie était à jamais cet ailleurs qui le tiraille et qu’il avait en vain essayé d’étouffer ?

Il en est de même avec l’amitié. Quand d’autres se targuent d’avoir un ami d’enfance, voire un seul ami à qui tout confier, lui n’a pas connu cette intimité. Avec Antoine c’est une découverte. Tout à coup tout parait simple. C’est comme une évidence, peut-être même la solution à ses angoisses. Tant d’années à nier sa vraie personnalité, son moi profond, peut-être va-t-il enfin accepter d’être lui-même, d’être libre de suivre ses pulsions sans rendre de compte à quiconque. Sa rencontre avec Antoine est déterminante. Ce dernier avait, très jeune, tourné le dos à sa famille, à son milieu social, en refusant de poursuivre des études malgré ses aptitudes. Passionné de photos, il était parti en Amérique du Sud, avait sillonné les pays, vivant de petits boulots et rassemblant des photos inédites qu’il vendait à des magazines épris de nature sauvage. Peu à peu il s’était  fait connaître dans ce milieu et c’est par hasard que Damien l’avait croisé lors d’une projection privée à laquelle il avait été convié. L’empathie fut immédiate, la communication facile et leur conception de la liberté les rapprocha. Antoine avait un projet de voyage au Nicaragua et recherchait un reporter pour la préparation d’un document support à ses photos. Damien, séduit, donna immédiatement son accord et démissionna de son poste de trader. Il connaissait un peu le pays et sans être journaliste l’écriture ne lui posait aucun problème. Il savait peu de choses sur Antoine mais il avait compris que c’était un homme libre qui avait des rêves et qui allait au bout de ses rêves.

Vient le jour du départ. Les préparatifs d’usage effectués et les contraintes administratives résolues, Damien se sent prêt. Cette fois ce n’est pas vraiment une fuite mais un choix. Son père, récemment décédé, plus rien ne le retient. Il garde la maison de Sologne, cachée dans les arbres où il aime tant se réfugier, parce qu’il sait qu’un jour il la retrouvera. Et maintenant il part dans un pays presque inconnu avec de quoi chasser tous ses démons. L’enthousiasme d’Antoine et son rire tellement communicatif offrent à Damien la perspective d’une vie aventureuse, lui le sédentaire ne s’ouvrant aux autres qu’avec parcimonie.

L’aéroport noyé dans le brouillard ce jour-là tous les vols sont retardés.

Damien bavarde avec Antoine en évoquant la vie qu’ils vont découvrir ensemble dans ce pays  d’Amérique centrale. Enthousiasme et passion de la découverte les rapprochent et les excitent. Damien se sent libéré et heureux de cette nouvelle page qui s’ouvre à lui.

L’avion décolle enfin. Il n’arrivera jamais à Managua. Pris dans un orage violent et foudroyé, il s’abimera en mer.

Cette « fuite «  sera la dernière de Damien et la plus belle car elle était porteuse des espoirs les plus fous.

 Partir pour renaître telle a toujours été la devise de Damien !

La rêveuse

Je crois avoir toujours vécu avec le Petit Prince.

Alors âgée de cinq ans à peine je me rappelle que ma mère me montrait les images d’un petit bonhomme qui semblait avoir mon âge, blond comme les blés , qui voulait qu’on lui dessine un mouton puis une caisse pour son mouton et qui était amoureux d’une rose. Les années passant ma mère me lisait des passages  du Petit Prince que j’écoutais,  bouche bée, comme on écoute une histoire que l’on croit vraie. Chaque soir je lui réclamais cette lecture pour m’endormir sauf la fin que je trouvais trop triste.

Ensuite j’eus l’âge de  comprendre au-delà des mots et peu à peu je réalisai que cette histoire était plus profonde  qu’un simple conte et avait un lien avec le comportement humain. Malgré cela je voulais toujours croire que le Petit Prince allait revenir pour rendre moins triste le narrateur. Je me faisais la promesse qu’un jour devenue grande j’irais dans le désert à la recherche de l’enfant « rieur aux cheveux d’or »et que je le retrouverais.

Cette idée ne m’a jamais quittée. Les vicissitudes de la vie ont longtemps retardé la réalisation de ce projet. J’ai souvent regardé le ciel en me demandant si le mouton avait ou non mangé la fleur ce qui provoquait l’étonnement de ceux qui ne connaissaient pas l’histoire. Moi l’histoire toute entière je la connais par cœur depuis le début de mon adolescence. Que de fois ai-je évoqué le renard qui s’étant laissé apprivoisé pleure le départ du Petit Prince en lui disant : je pleure mais « j’y gagne à cause de la couleur du blé ».

Un jour l’occasion s’est présentée. Un copain organisait un voyage au Maroc avec une virée d’une journée et un bivouac dans le désert. Je pus me libérer et mon rêve se réalisait. De ce voyage aux villes et sites magnifiques, seul demeure en moi, comme si c’était hier, le souvenir de ma nuit dans le désert. Le Sahara séduit, envoute, même le voyageur le plus blasé ne résiste pas à son charme. Immensité, plénitude, sérénité, ce sont les mots qui tournent en boucle dans ma tête. Tout avait commencé par un dîner au feu de bois préparé par les deux locaux qui nous accompagnaient sans oublier les grands verres de thé brûlant qui réchauffaient nos corps et nos cœurs. Les nuits sont glaciales dans le désert même à la fin de l’été et très vite nous nous réfugiâmes sous la tente dans nos sacs de couchage accueillants et douillets. Trop exaltée d’être là, au milieu de nulle part, pour penser à dormir, je laissai mes compagnons et me glissai dehors. Bien protégée par mon épaisse parka du froid qui piquait fort, je m’éloignais de quelques mètres du bivouac. Ce fut une nuit magique. Blottie au creux du sable, je regardais l’immensité devant moi, le ciel étoilé et juste au dessus de moi une étoile plus brillante-à n’en pas douter celle du Petit Prince-et sur l’horizon les dunes qui semblaient onduler comme des vagues marines. Je me sentais ni isolée ni perdue comme si je retrouvais un endroit aimé et connu de toujours. Une impression de bonheur qui submerge, une émotion difficile à communiquer aux autres sauf à ceux qui ont en mémoire la rencontre d’un pilote en panne de moteur au milieu du désert avec un enfant aux cheveux d’or.

Je crois que mes yeux se sont alors fermés. Combien de temps ai-je ainsi dormi je ne sais pas? Mon sommeil fut rempli d’images sorties du livre de mon enfance où les baobabs côtoyaient les roses. Soudain j’entendis une voix venant de loin me dire:  » ton absence a été bien longue mais je savais que je te retrouverais ».

Amis qui comme moi aimez le Petit Prince  ne rêvez pas … ce n’était pas lui mais un de mes  copains qui s’inquiétait de mon absence. Le Petit Prince ne reviendra pas dans ce beau paysage saharien mais un auteur a su nous le rendre immortel. Les plus utopistes imagineront, j’en suis sûre, qu’un jour les astronautes retrouveront dans l’espace céleste la planète aux quarante-trois couchers de soleil. Rien n’arrêtera dans le futur une navette spatiale d’accoster sur cette minuscule planète qu’est l’astéroïde B 612…. Et peut-être serais-je à l’intérieur.

La Dame en noir

          LA DAME EN NOIR

          Le petit chat se mit à courir dans la prairie en se gavant d’herbes fraîches. Après la ville bruyante le contraste était saisissant. Il se roulait avec délectation dans cette verdure, sautait après les papillons et pirouettait tel un acrobate. Tout était nouveau pour lui qui avait vécu enfermé depuis sa naissance, ne connaissant qu’un petit balcon donnant sur les toits de Paris, il découvrait ici un monde inconnu, des odeurs ignorées, des insectes volubiles enfin tout était prétexte à de nouveaux jeux. Ayant passé l’âge de me rouler dans l’herbe, je m’attachais à découvrir moi aussi ce monde inconnu. Une nouvelle maison, de nouveaux voisins, une nature accueillante, tout ceci laissait présager un avenir des plus prometteurs. De nature liante, je me suis dit que j’allais me faire ici des relations, certes différentes de celles de ma ville, mais non moins enrichissantes.

       L’installation dura quelques semaines, le temps de défaire tous les cartons, de prendre possession et de rajeunir cette maison qu’un lointain oncle m’avait léguée . Déchirement de quitter une ville où les habitudes acquises m’avaient rendu une vie agréable. Quant aux relations ou soi-disant amis, personne qui ne puisse vraiment me manquer.

          Je me retrouvais donc du jour au lendemain dans un petit village sans prétention où tout le monde se connaissait et où j’apparaissais comme un objet de curiosité. La parfaite inconnue que l’on allait juger sur pièces sans indulgence.

       A ma gauche vivait un médecin veuf qui élevait ses deux petites filles avec l’aide d’une employée de maison. Nos jardins étaient mitoyens et je voyais souvent les jours de congé Marie et Julie sur des balançoires accrochées à la forte branche d’un cognassier. La sympathie fut immédiate et spontanément les relations s’établirent entre nous.

      A ma droite logeait une vieille dame sortant peu de chez elle et qui constituait pour moi un mystère. Elle apparaissait à la tombée du jour toute vêtue de noir si bien que je la distinguais à peine mais j’entendais sa canne marteler le carrelage de sa terrasse.

       Ce bruit m’était devenu familier et inconsciemment chaque soir en buvant un café sur le pas de ma porte, je l’attendais. J’étais arrivée dans ce village au début de l’automne – un très bel automne je m’en souviens- et j’étais dans le jardin à profiter des dernières clartés du jour quand j’entendis le claquement de sa canne. J’avais essayé d’éclaircir ce mystère en questionnant le seul commerce de la commune : l’épicerie -une sorte de supérette qui vendait tous les produits de première nécessité – sans grand succès. J’avais appris à son sujet qu’elle était arrivée dix ans auparavant dans la maison voisine de la mienne qui appartenait à un parisien qu’on n’avait jamais vu au village. Personne ne connaissait son nom et personne ne savait comment elle vivait. Elle n’avait pas de voiture pour se déplacer et on ne l’avait jamais vue dans le car qui assurait la liaison avec la ville voisine. Certains prétendaient avoir aperçu de temps en temps une camionnette  de livraison arrêtée devant chez elle mais on n’en savait pas plus.  Elle était la dame en noir !

       Le mystère était total !

      Profitant de ma liberté de jeune retraitée et curieuse d’en savoir plus, je menai ma propre enquête auprès de la mairie et des archives départementales. J’appris ainsi que la maison construite en 1880 était depuis cette date entre les mains de la famille Terras et que par succession elle passait d’une génération à la suivante. C’était une maison en pierres de taille dont la façade gardait encore la trace d’impacts de balle datant de la dernière guerre. Elle avait fière allure cette maison avec ses fenêtres en ogive dessinées par un architecte de talent. Sous le toit étaient aménagés des abris pour les oiseaux de passage. Les volets d’une couleur bleu un peu délavé donnaient un charme désuet supplémentaire à cette bâtisse. Côté jardin, une haie de bonne hauteur protégeait des regards indiscrets. Le propriétaire actuel était Philippe Sahel mais je n’en savais pas plus. Ce nom de Sahel évoquait pour moi un comédien de grand talent Lucien Sahel dont me parlait mon père quand j’étais enfant. Sociétaire de la Comédie Française il faisait la une des journaux à scandale pour sa vie privée plus qu’agitée. Une recherche sur internet me permit de mettre la main sur une mine d’informations. Ce Lucien Sahel, marié et père de trois enfants, collectionnait, semble-t-il, des petites amies parmi les jeunes comédiennes qui aspiraient à une carrière théâtrale. Le « Quotidien de Paris » du 15 juin 1970 faisait état d’une certaine Anne B., maîtresse de longue date de Lucien Sahel, qui en pleine représentation d’Hamlet à la Comédie Française, après avoir pointé son arme sur le comédien l’avait ensuite retournée sur elle se blessant très sérieusement. Elle resta plusieurs semaines entre la vie et la mort mais s’en tira tout de même en restant partiellement handicapée. Quel lien entre Philippe Sahel et la dame en noir ? Par internet j’appris que Lucien le comédien était décédé il y a dix ans à l’âge de quatre-vingt-huit ans et qu’il avait un fils prénommé Philippe. Pour résoudre une énigme il faut un peu de chance et je n’en ai pas eu ! Entrer en contact avec la dame en noir était mission impossible, d’autres que moi s’y étaient cassé le nez. J’ai donc inventé une histoire dont je ferai peut-être un livre un jour ?

       Lucien approchait la cinquantaine quand il rencontra Anne de 20 ans sa cadette, auteure de pièces pour le café-théâtre. Entre eux la passion fut immédiate et une longue liaison s’établit en marge de la vie conjugale de Lucien qui partageait ainsi son temps entre son épouse et sa maîtresse. Anne, qui avait accepté cette vie partagée, se sentit trahie quand elle découvrit que Lucien avait une jeune amie, d’où cette scène violente relatée dans la presse qui la laissa partiellement handicapée, elle allait avoir cinquante ans. Lucien ne l’abandonna jamais. S’inquiétant du devenir d’Anne quand il ne serait plus là, il remit pour elle en état la maison à côté de la mienne, qu’il avait héritée de sa mère et prit des dispositions chez son notaire. Son fils Philippe hériterait de cette maison et de son entretien et une rente serait versée à Anne jusqu’à sa mort. C’est ainsi que Anne s’installa dans le village à la mort de Lucien, il y a dix ans, en recherchant un anonymat total.

        Quelques mois après ma venue dans le village quelle ne fut pas ma surprise, en traînant dans une librairie de la ville voisine, de tomber par hasard sur un livre intitulé « Lucien Sahel l’amour de ma vie ». L’auteure écrit sous le pseudonyme de Marie raconte sa vie passionnée avec le comédien jusqu’à sa tentative de suicide lors de la représentation d’Hamlet et sa longue reconstruction. Le livre s’arrête là.

       Pour moi le mystère de la dame en noir reste entier ! Philippe Sahel est-il le fils du comédien célèbre ou un homonyme ? La dame en noir est-elle vraiment la Marie du roman ? Ces questions restées sans réponse ne m’empêchent pas d’être heureuse. Je regarde mon petit chat jouer avec les herbes du jardin, bientôt la nuit tombera et comme chaque soir j’entendrai le martèlement de la canne de la dame en noir et je lui inventerai peut-être une nouvelle histoire.

21 décembre 2048

     Maman, maman, regarde ce gilet jaune comme il est joli et comme il irait bien avec ma tenue de fête s’exclame Léa fascinée devant la vitrine d’une boutique du centre commercial où elle et Clara sa mère font leurs dernières courses de Noel.

     Ce mot de « gilet jaune » provoque chez Clara une émotion subite et violente qu’elle a du mal à contrôler.

     C’était en décembre il y a juste trente ans et Clara avait douze ans l’âge de sa fille aujourd’hui. Elle revoit son père et sa mère enfilant chaque jour un gilet jaune au retour de leur travail pour rejoindre le rond-point menant au centre-ville où ils restaient une partie de la soirée. Instructions données à Clara et à Zoé sa sœur de deux ans son aînée: «  faites vos devoirs , servez- vous dans le réfrigérateur et couchez- vous à 22 heures au plus tard.  Comme hier et comme nous le ferons demain et les jours suivants avec les gens de la commune, nous nous mobilisons pour que notre vie, votre vie future soit meilleure et plus juste ».

     Clara du haut de ses douze ans ne comprend pas. Sa vie lui semble si belle .Elle est heureuse de vivre à l’orée d’un village tranquille dans une maison individuelle, pas très grande ni luxueuse certes, où elle partage sa chambre avec Zoé mais  qui dispose d’un séjour confortable où , oh miracle , une TV à grand écran plat occupe une place de choix . Avec Zoé elle aime regarder en boucle leurs séries américaines préférées et les divertissements réservés aux jeunes ados. Quelle belle occupation pour les mercredis pluvieux ! Aux beaux jours leur plaisir c’est le jardin qui entoure la maison avec au fond un petit cabanon qui est devenu leur deuxième lieu de vie. Finie l’époque des poupées où elles jouaient à être des mamans exemplaires, elles ont découvert le plaisir de la création . Zoé surtout, qui avec papier, carton , petits emballages , colle et peinture fait , dit-elle, des œuvres d’art. Le cabanon est leur refuge, qu’elles ont dénommé : «  l’antre à Zoé ». Le dimanche, jour de repos des parents, c’est le barbecue l’été et les jeux de société l’hiver. Clara se rappelle combien ces moments qui lui paraissent si banals aujourd’hui la rendaient heureuse. Vie simple et harmonieuse où les fins de mois semblaient des jours comme les autres. Elle avait même reçu le dernier jour du mois de septembre pour son anniversaire son premier smartphone, se rappelle-t-elle avec émotion.

     Tout a basculé en décembre 2018 avec le « mouvement des gilets jaunes »regroupement des mécontents de toutes origines qui bloquaient les ronds-points pour obtenir de meilleures conditions de vie. Ses parents, si calmes d’habitude, parlaient haut et fort de revendications et passaient la plus grande partie de leur temps libre au rond-point. Clara se sentait laissée pour compte ! Elle ne voyait de cette mobilisation que les images désastreuses des casseurs et des pilleurs dans les beaux quartiers de Paris que diffusaient les chaines de télévision. Elle aurait voulu comprendre mais les problèmes d’adultes la dépassaient . Pourquoi un « gilet jaune » pour ses parents qui travaillant chacun – père agent municipal, mère auxiliaire de vie – avaient deux revenus certes modestes mais qui permettaient à la famille de vivre correctement. Bien sûr les vacances c’était le camping et pas l’hôtel quatre étoiles mais Zoé et Clara aimaient leur vie et n’enviaient pas leurs copines qui se vantaient d’aller aux Antilles ou dans d’autres îles paradisiaques.

      Clara se disait qu’elle comprendrait peut-être un jour les revendications de certains mais déjà dans sa tête de jeune ado, elle réalisait que l’on ne pouvait pas tout attendre de l’Etat et que la responsabilité individuelle dont on lui parlait au collège avait un rôle à jouer . L’école obligatoire et gratuite pour tous est une chance qu’il faut savoir saisir lui répétait sa grand-mère quand elle voyait sa petite- fille traîner les pieds sur le chemin de l’école. A l’occasion des mouvements des gilets jaunes où des hommes de tout âge mais aussi des femmes seules, souvent mères de famille, exprimaient leur galère , elle prit conscience que non seulement on ne peut pas compter totalement sur l’aide public mais encore moins sur un conjoint qui peut prendre le large vous laissant démunie si vous n’ avez jamais travaillé .

     Clara peut-être à la lumière de ce mouvement a-t-elle pris conscience de la nécessité de se prendre en charge sans attendre l’assistance d’un Etat ou même d’un homme. Élève travailleuse et volontaire elle est aujourd’hui professeur dans un collège de la ville voisine. Mariée, mère de famille, elle incite ses filles à s’assumer et à devenir autonomes et de ce fait libres !

     Plongée dans un passé qu’elle ne peut oublier et sans le vouloir vraiment , elle achète le gilet jaune à Léa surprise que sa mère cède aussi facilement à son caprice.

 

Ma terre

                Je suis redevenue une terre infertile où plus rien ne pousse hormis celles qu’on appelle les herbes mauvaises, celles qui ne servent à rien, même pas de refuge aux loups. Du temps de ma splendeur au plus fort de l’été mes épis dorés se laissaient caresser par le vent et le rouge et le bleu, fleurs des blés, parsemaient ma terre de vives couleurs. J’étais un océan de blondeur et partout on m’admirait. Des peintres venaient de loin fixer sur leur toile ce moment de bonheur.

              Je me souviens très bien quand tout a commencé, de ce couple d’agriculteurs avec leurs deux enfants et du jour où ils ont pris possession de ce domaine. On les avait pourtant découragés de m’apprivoiser car beaucoup d’autres avant eux avaient essayé, semant sans relâche toutes sortes de graines sans aucun résultat. A quoi bon s’échiner là où  personne n’a jamais réussi leur disait-on, c’est du temps et de l’argent perdus, et les paysans connaissent le coût du travail. Jusqu’au jour où un vieux percheron attelé à sa charrue a creusé ma terre au plus profond à force de courage et de persévérance. Le soleil sortait de l’hiver me réchauffant peu à peu et le miracle se produisit, à l’étonnement de tous, quand les premières tiges vertes sortirent du sol. Pendant quelques années j’ai fait le bonheur et la fortune de ces gens  jusqu’au jour où l’ocre de ma terre est devenue rouge, comme un p’tit coquelicot mon âme, un tout p’tit coquelicot.

             En ce début juillet, La récolte s’annonçait belle, la plus belle jamais moissonnée. Les pluies étaient venues au bon moment et les épis avaient muri sous un soleil ardent. On avait dressé les tables sous les marronniers pour la fin des moissons et chacun s’apprêtait à regagner son logis. Une fois le blé engrangé il ne restait plus sur ma terre que les bottes de foin destinées aux animaux de la ferme. Tout autour d’elles les enfants jouaient à cache-cache et les amoureux se volaient des baisers à l’insu de tous.

            Quand les boulets ont commencé de tomber lourdement, creusant ma terre chaque fois plus profondément avec un bruit sourd, le mal était fait. Anéanties toutes les promesses d’une récolte identique à la précédente. Partout des hommes gémissaient en tombant et leur sang se répandait sur ma terre rougeoyante. Alentour tout devenait fou, cauchemardesque. On était passé du rêve à la triste réalité et à la folie de destruction des hommes. Terre de promesse, je suis devenue une terre de mémoire et de souvenirs où ne poussent plus désormais qu’une moisson de croix blanches.

 

La maison

          À  peine avais-je mis le pied sur le seuil qu’une étrange sensation me prit à la gorge. J’en avais rêvé et elle était là. Blanche aux volets bleus, face à la mer, elle détachait sa silhouette sur un ciel limpide. J’étais encore en Argentine quand je fis son acquisition l’ayant seulement vue sur la photo que l’agence m’avait envoyée. J’étais tombé sous le charme de cette demeure biscornue et je savais que c’était là, face à la mer, que je terminerais mes jours. Mais avant cela, j’avais besoin d’un refuge pour écrire mes mémoires tant que mes souvenirs étaient encore intacts. Mon humble participation à un réseau de résistance durant la dernière guerre ajouterait un témoignage de plus aux nombreux écrits déjà publiés. Loin de m’en glorifier, je voulais surtout rendre compte et laisser une trace de mon passage sur terre.

        Elle trônait en bout de plage seule, face aux embruns, comme retirée du monde, attachante sans vraiment de style. Une tour sur le côté droit à demi construite puis abandonnée ajoutait une note étrange à l’ensemble. Dans chaque pièce partout des meubles encore recouverts de housses. En me donnant les clés, l’agence m’avait prévenu que le vendeur résidant à l’étranger n’avait que faire de cette maison ni de ce qu’elle contenait. Je me trouvais donc en possession d’un bien que, sans faire trop d’aménagement, je pouvais occuper sur le champ. C’est pour cela qu’entrant dans la maison j’eus l’impression de fouler une intimité qui m’était étrangère. Je sortis à reculons et décidais de m’intéresser à l’extérieur.

      Un jardin de sable bosselé par le vent à perte de vue où poussent quelques ajoncs constituait l’arrière de la maison. En marchant je trouvais éparpillés : des billes, une poupée décapitée, et d’autres jouets cassés d’un autre temps; de jeunes enfants avaient vécu et peut-être grandi ici. Pas de voisins pour connaitre l’histoire de cette maison ni de ses occupants.

       De retour dans la maison je débarrassais  les meubles de leurs housses jaunies et je me trouvais ébahi devant un superbe piano demi-queue. Etant moi-même musicien j’étais surpris mais ravi de penser que Chopin, Mozart, Liszt, Bach et autres compositeurs avaient enchanté les murs de cette demeure. Je promenais mes doigts sur les notes désaccordées. Cette maison m’accueillait avec son charme et ses souvenirs et je la fis mienne.

       Au bout de quelques jours d’occupation j’évoluais dans cet espace comme si j’y avais toujours vécu. A cet endroit la côte est sauvage et seul un pêcheur confirmé peut risquer une sortie. Par un chemin escarpé on peut atteindre une petite crique cachée au monde. Je suis  sûr ici de ne pas être dérangé car le seul accès part de la maison. Une barque amarrée à un piquet par une corde rongée par le sel oscille encore sur le mouvement des vagues. Dès les premiers beaux jours je me délecte dans une eau fraîche et bienfaisante qui me donne l’énergie suffisante pour continuer d’écrire.

      Je me suis souvent demandé, pendant les années heureuses que j’ai vécues ici, comment on avait pu abandonner un tel lieu. J’ai inventé l’histoire d’une famille partie en mer et qui avait péri lors d’un naufrage. Un lointain héritier avait mis cette maison en vente et recouvert les meubles de housses comme on jette un voile sur une tragédie. Restée inoccupée depuis longtemps, le désordre régnant laissait supposer qu’on avait quitté ces lieux précipitamment. En quelque sorte je suis le repreneur de ces habitants et il est de mon devoir de poursuivre l’aventure. J’ai retrouvé dans le grenier des partitions de musique, certaines pour débutant, d’autres pour pianiste accompli. Quand l’instrument sera de nouveau accordé je déchiffrerai ces partitions. Je n’ai personne à qui apprendre ce que je sais ; le drame de ma vie fut depuis toujours la solitude. Fils unique d’une famille déjà bien décimée par la guerre, deux mariages qui ont échoué et pas d’enfants. Je comprends pourquoi cette maison isolée m’a attiré comme un aimant. Deux solitudes qui se rejoignent pour n’en faire qu’une. J’ai passé ma vie à bourlinguer, à découvrir des lieux exotiques lointains, mais aujourd’hui où la fin du voyage est proche c’est ici que je dirai adieu au monde.

      Deux ans déjà que j’habite cette maison, j’ai terminé mes mémoires et je m’apprête à les envoyer à un éditeur. Peu importe le résultat. La vieillesse arrive à grands pas mais je me sens en paix.

       L’écrivain a besoin d’être retiré du monde pour raconter son histoire.