Arbre mon ami

 

        Il était là devant moi, seul dans ce coin de nature, majestueux, élancé vers le ciel avec son écorce blanche aux reflets argentés et son feuillage éthéré. Traversé par un soleil doré de fin d’automne, ses petites feuilles jaillissaient telles des étoiles brillantes et moirées. D’un bond j’étais près de lui, l’enlaçant avec passion comme on le fait pour un être cher, bouleversée d’émotion devant l’arbre de mon enfance. Ce n’était pas le vrai car je savais ce qu’il était devenu, mais pour moi c’était lui réincarné. Je pleurais serrée contre lui et les souvenirs renaissaient.

     Encore arbrisseau il avait été planté le jour de ma naissance dans le jardin de la maison familiale pour qu’on grandisse ensemble, qu’on vive ensemble et qu’on vieillisse ensemble. Ce premier dimanche de mai nous fêtons nos cinq ans et c’est le premier souvenir que je garde de nous deux. Est-ce un vrai souvenir ou est-ce plutôt la photo prise ce jour-là qui fixe pour moi à jamais ce moment ? On y voit une petite fille en tenue de fête, sa tête bouclée levée vers celui qui la dépasse déjà de plusieurs mètres, le regardant avec admiration. Ensuite tout est allé très vite : la scolarité et l’ami que je retrouvais à la sortie de la classe pour lui raconter mes journées, mes joies, mes peines, mes découvertes, telle l’acquisition de la lecture qui ouvre la porte au monde irréel des contes que je lui murmurais avec la passion imaginative de mes dix ans. L’oreille collée à son tronc blanc et lisse j’entendais, du moins je le croyais, sa respiration que j’interprétais comme un acquiescement complice. L’hiver nous séparait un peu mais je le regardais depuis la fenêtre de ma chambre, fascinée, quand la neige recouvrait ses branches dépouillées. Il me revient en mémoire ce début de poème d’un auteur russe dont j’ai oublié le nom :

« Le bouleau blanc sous ma fenêtre

S’est couvert de neige

On dirait de l’argent »

        Les saisons succédaient aux saisons et nous grandissions côte à côte, lui plus que moi. Désormais mes petits bras ne faisaient plus le tour de son tronc, mais c’était un émerveillement de le voir s’épanouir à chaque printemps. Il se renforçait pour soutenir des branchages de plus en plus fournis de feuilles et de fleurs. A quinze ans, alors que j’étais dans l’âge ingrat de l’adolescence, il explosait de beauté ayant presque atteint sa taille d’adulte, développant une grande surface d’ombre où je me réfugiais dès les beaux jours. Le dos appuyé à son écorce accueillante, je me laissais aller à la rêverie écrivant des poèmes que je lisais à voix basse, rien que pour lui, et dont je sentais l’approbation dans le bruissement de ses feuilles au-dessus de moi. Les vers parlaient de lui, de sa majesté, de sa beauté et du bonheur que sa présence créait en moi. J’ai toujours ce recueil avec moi, souvenir d’un passé heureux. Je dus m’éloigner afin de poursuivre mes études à une certaine distance de la demeure familiale, mais je revenais au bercail en fin de semaine et pendant les vacances scolaires. Jamais à chaque retour je n’ai traversé le jardin sans m’arrêter longuement auprès de lui pour l’étreindre et lui dire combien je l’aimais et combien il me manquait. Loin de lui je me sentais déboussolée, bancale, une partie de moi restait entrelacée dans ses racines. Pourtant à la cité universitaire où je résidais je m’étais fait des copines et des copains et même un très proche qui rendait ma vie heureuse. Toutefois personne n’était au courant de mon secret et de ce lien qui m’unissait depuis l’enfance à l’arbre ami. Je n’aurais pas su trouver les mots pour expliquer ce sentiment irrationnel si profond et je craignais le sourire railleur de mon entourage. Nous avions vingt ans et étions l’un et l’autre à l’apogée de notre beauté. Lui avec son allure altière et ses branches lourdement chargées dressées vers le ciel, dominateur et protecteur, et moi légère et gracieuse si fragile à côté d’une telle force de vie. Parfois je m’imaginais un demi-siècle plus tard vieillie et blanchie entourée de mes petits-enfants, assise au plus près de lui, plus fort et viril que jamais, avec encore de longues années de vie devant lui. J’appris à mes dépens que la nature n’aime pas que l’on écrive l’avenir.

      A la fin de mes études je partis travailler un an à Boston. C’était une opportunité à saisir ! Je lui dis au revoir avec des larmes dans les yeux l’assurant que l’année passerait vite et lui promettant que nous nous retrouverions bientôt. D’un an le contrat passa à deux ans sans retour possible en France. Certes le travail m’intéressait mais l’isolement commençait à me peser. Je pensais souvent à mon arbre qui savait si bien apaiser mes chagrins et avec le temps une angoisse inexpliquée et incontrôlable monta en moi. Je dormais mal, je vivais mal et je pleurais souvent. Pour ne pas inquiéter ma famille je gardais le silence. Dans une de ses lettres ma mère me révéla tardivement que, un an après mon départ, le plus grand arbre du jardin était tombé malade : un champignon nocif s’était développé dans ses racines et un traitement était en cours pour enrayer sa propagation. Elle se voulait rassurante mais je savais au fond de moi que rien ne pourrait le sauver. Je n’ai jamais cru à ce poison convaincue que notre trop longue séparation était à l’origine de son mal. Moi-même je n’allais pas bien, un traitement anti dépressif sévère et un retour anticipé en France s’imposèrent. Quelques jours avant de quitter Boston, en pleine nuit, je ressentis soudain une douleur foudroyante comme un coup de couteau. L’image d’une hache qui s’abat était devant mes yeux et ne me quittait plus. Hébétée, sous le choc, je savais que je venais de perdre mon ami.

      Aucun arbre ne le remplaça dans le jardin.

 

La cavale

           Tu seras très bien ici lui avait dit sa fille en lui disant adieu. Elle s’envolait le lendemain pour Washington où elle avait obtenu un poste à l’ambassade de France. Femme d’affaires serrée dans un tailleur Chanel, célibataire, elle avait toujours privilégié son travail aux dépens de sa vie personnelle. Seule sa situation importait et il était temps de prendre une décision radicale concernant  son père. Depuis des mois, en fait depuis le décès de sa mère qui remontait à plus d’un an, elle expliquait à son père qu’il ne pouvait rester seul dans l’appartement parisien où il vivait depuis plus de cinquante ans. Il ne répondait pas à ses incitations et ne la sollicitait jamais se débrouillant comme il pouvait avec une aide extérieure. Il savait qu’il n’aurait pas de petits-enfants à gâter et cela le chagrinait. Certes il était seul mais il se sentait bien avec ses souvenirs. La mutation de sa fille unique aux USA précipita la décision qui se prit donc en dehors de lui. Sa fille connaissant son attachement pour le Poitou où il avait passé son enfance et, aidée par de lointaines parentes, elle trouva une maison de retraite qui pouvait l’accueillir sans grand délai. Elle s’occupa de tout : elle géra les papiers administratifs, elle vida l’appartement et le mit en vente assurant ainsi un capital à son père en complément à sa retraite. Lui ne s’exprima pas. A quatre-vingt-dix ans il n’avait plus la force de s’opposer à sa fille qui avait toujours été très directive. De plus il avait pris de la distance vis-à-vis de l’existence.

          C’est ainsi qu’Antoine se retrouve un bel après-midi de septembre pensionnaire à la résidence « A l’ombre des lilas » dans un petit village près de Poitiers. Il est seul dans une chambre aménagée au goût de sa fille entouré, de blouses blanches qui le harcellent de bonnes intentions. Dans la salle du restaurant parmi les « encore valides » il est assis en face d’un drôle de bonhomme qui ne cesse de le regarder par-dessus ses lunettes. Il ne quitte jamais son béret plaqué de côté d’où dépasse une mèche de cheveux gris. Des yeux malicieux, rieurs, ce drôle de bonhomme semble déplacé dans cet environnement ouaté. C’est Marcel, on dirait qu’il ne souffre d’aucun mal, il a plutôt l’air en bonne santé et il se déplace avec l’agilité d’un chat, mais quelque chose dans son regard inquiète. Toujours prêt à faire les yeux doux et à taquiner les infirmières et le personnel, il est devenu le chouchou de la maison. Ce drôle de bonhomme intrigue Antoine et dérange sa solitude.

          La maison de retraite n’est pas une prison et les résidents ont tout loisir de sortir et de se promener dans le village. Ainsi Antoine chaque jour se dirige vers son endroit favori, les rives du Clain. Autrefois utilisé pour le transport des ardoises, il est maintenant réservé aux seuls promeneurs et pêcheurs. Que de parties et que d’éclats de rire n’a-t-il pas fait avec ses amis aujourd’hui disparus, une canne à la main surveillant un bouchon qui s’enfonçait à chaque prise ! Il se sent le dernier survivant d’une époque révolue. Sans lui demander son avis sa fille a eu raison de le sortir de son appartement parisien, ici il respire l’air de son enfance.

          Un après-midi assis, comme de coutume, sur un banc au plus près des pêcheurs, il aperçoit Marcel qui se dirige vers lui. « Je te cherchais dit-il, on m’a dit que tu venais souvent ici. Depuis ton arrivée aux Lilas je t’observe avec attention car ton attitude m’intrigue. Aux repas où nous partageons la même table, tu es ni hostile ni empathique mais pourtant toujours silencieux et ton regard est ailleurs. C’est comme si tu voyais au-delà du réel dans un monde à part. Sacré Antoine ! Quand j’ai su ton goût pour le Clain je me suis dit que nous partagions sûrement la même passion. Pas seulement celle de la pêche que j’ai longtemps pratiquée mais celle de l’eau qui mène loin très loin au grand océan et de là bonjour le monde entier ! Tiens c’est curieux de voir comme ton regard brille et devient tout à coup interrogateur. Tu ne me prends plus pour le dingue de la résidence avec mes blagues de comptoir et mes farces à deux sous pour amuser la galerie. Moi, le petit gars de Corrèze, tu te demandes bien comment j’ai pu atterrir ici et développer une telle passion. Dans le hameau où j’habitais pas question d’aller voir la mer, on n’en parlait même pas, c’était loin et sans intérêt. Ma mer à moi  c’était un simple cours d’eau presque à sec l’été et qui débordait lors des violents orages d’octobre. Il coulait à la limite de nos champs et c’est là que je passais mon temps libre à rêver. J’étais ce cours d’eau et j’imaginais son parcours depuis sa source, les communes qu’il traversait, les rivières qu’il rejoignait pour atteindre le fleuve qui le menait enfin à la liberté. Dans ma vie comme le cours d’eau de mon enfance j’ai sillonné le territoire roulé souvent comme un galet, j’ai pris des chemins de traverse qui m’ont privé longtemps de liberté et la mer c’est devenue l’évasion suprême ». Marcel en repensant à son passé devenait lyrique et Antoine l’écoutait avec bonheur. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas vu la mer mais déjà dans sa tête roulaient des vagues bordées d’écume. « Je me suis fait une promesse avant de partir dans l’au-delà, poursuivit-il, non seulement de rejoindre l’océan, mais de m’embarquer sur un vieux rafiot, de sentir le sel et les embruns sur le visage, de danser sur la houle, de voir des dauphins sauter comme des diables en riant. Ce serait mon premier et dernier voyage, il y a si longtemps que j’en rêve. J’ai un cahier où j’ai tout écrit sur le parcours. Si tu es d’accord on se tire ensemble. On se dessèche ici avec leurs médocs, leurs animations nulles et le langage lénifiant des blouses blanches ».

          Antoine tourna vers lui un regard surpris, incrédule. Que dirait sa fille si elle apprenait qu’il s’est enfui avec un aventurier nonagénaire foutraque? Ce serait un bon tour à lui jouer, elle qui l’a casé ici comme on se débarrasse d’un vieux colis encombrant. « Tope la, amigo, on se retrouve demain même lieu même heure et je te dévoilerai notre plan de route ajouta Marcel avec un clin d’œil complice. Evidemment, silence radio à la résidence !  » Le béret enfoncé sur la tête il salua Antoine encore sous le choc de la proposition et partit d’un pas déterminé. Le lendemain il était sur le banc avec une heure d’avance attendant Antoine, le fameux cahier posé sur le banc à côté de lui. Les pages étaient couvertes d’une écriture fine et serrée, c’était des réflexions sur le voyage, des anecdotes glanées au cours du temps sur les contrées lointaines, des extraits de cartes routières, des dessins de lieux griffonnés à la main, des photos, un explicatif sur les vents et marées,  les îles à visiter, les îles à éviter, tout était mentionné dans  le moindre détail. Combien de mois, combien d’années pour réaliser ce document-fleuve, journal d’une vie rêvée mais jamais réalisée. Antoine, très vite dépassé par le débit accéléré de son compagnon, avait lâché prise. Il s’était arrêté à l’île de Ré, une des premières étapes du programme, qui lui rappelait tant de souvenirs. Il avait aimé cette île peut-être à cause d’Anna qu’il avait rencontrée l’été 50 dans un centre de vacances pour étudiant. Ensemble ils avaient découvert le plaisir de la voile et voué une passion à l’océan. Oui il voulait revoir l’île de Ré  et s’asseoir à l’extrémité de l’île sur les rochers près du phare de la Baleine comme il le faisait avec elle  et regarder la marée monter. Il revoit Anna, son corps élancé plongeant dans les vagues et revenant vers lui en riant aux éclats et criant : « viens elle est bonne ! ». Oui il voulait partir, quitter cette maison mortifère pour vieux où l’avait casé sa fille  et revivre des émotions enfouies une dernière fois. La suite, la traversée de l’Atlantique, les Antilles pour lui c’était le délire et la folie de Marcel. Un poème de Blaise Cendrars sur le voyage lui revenait en mémoire : « Quand tu aimes il faut partir. Quitte ton amante quitte ton amant. Quitte ta femme quitte ton enfant ….Quand tu aimes il faut partir ». Oui il partira avec Marcel, il en est certain, jusqu’où il ne le sait pas encore.

          Marcel avait compris dans le regard d’Antoine que cette cavale il la ferait à deux. Excité par cette perspective il redoubla d’énergie pour peaufiner le programme au point de ne plus dormir la nuit tant il était imprégné par son rêve qui allait enfin devenir réalité. Les autres le trouvaient bizarre car il n’écoutait pas quand on lui parlait et plus grave encore il débitait des propos que personne ne comprenait où des mots liés à la mer revenaient sans cesse. La folie semblait le guetter et il était temps pensait Antoine de prendre la poudre d’escampette avant que le corps médical ne s’en inquiète.  Dans une cabane abandonnée au fond du parc s’entassaient des objets hétéroclites, cordes, lampes de poches, nourritures diverses, cirés, bottes, médocs et pansements volés dans la pharmacie, enfin tout ce qui pouvait être utile à la bonne marche du voyage. Un dernier rendez-vous pour les fugueurs fixa l’envol le dimanche de Pâques pendant la grand-messe.

          Enfin ce fut le jour tant attendu mais Marcel n’était pas sur la ligne de départ. Terrassé par l’émotion, il était allé au bout de ses forces, au bout de son rêve. Victime d’une crise cardiaque il mourut dans la nuit qui précéda leur fuite.

           La cavale devenait celle d’Antoine, seul désormais, mais déterminé à rejoindre l’île de Ré. Il se rendit dans la cabane abandonnée prendre juste ce qui lui sérait nécessaire pour son ultime voyage. La mort de Marcel l’avait surpris plus que peiné. Au fond il ne connaissait pas grand-chose de ce drôle de bonhomme si ce n’est cette complicité née d’un projet insensé qui les avait rapprochés ces derniers jours. De l’endroit où il se trouvait il pouvait entendre les chants religieux de la messe de Pâques. L’église était si petite que pour les grandes occasions le prêtre laissait les portes ouvertes pour que tout le monde puisse suivre l’office. Il n’était pas spécialement tourné vers la religion mais cette ferveur adoucissait sa peur. N’était-il imprudent de prendre ce car pour Poitiers et le train vers l’île de Ré ? Il marchait à petits pas rapprochés, un début de Parkinson et il savait très bien où la maladie le mènerait. Alors plus fort que la peur, plus fort que la mort, il serait ce soir face à l’océan avec Anna.

 

Lola

 

        Elle était sa force, sa muse, son égérie, son amour, sa lolita. Il a commencé à la peindre à l’âge de seize ans, si belle déjà dans un drapé bleu qui révélait l’éclat de ses yeux et ses formes parfaites. Depuis ce jour et jusqu’à son départ, elle est restée son seul modèle. Des toiles la représentant il y en avait plein l’atelier jonchant le sol et les murs. Objet docile entre ses mains, il en jouait comme un musicien qui expérimente son instrument avec plaisir et maladresse. Mais n’était-ce pas ce qu’elle aimait ?

         Après le décès de ses parents, il était le seul proche à pouvoir s’occuper d’elle. Une sorte d’oncle par alliance dont on ne savait plus très bien de quelle alliance il sortait. Mais c’était ainsi étant le seul, le juge avait tranché, il serait son tuteur légal jusqu’à sa majorité. Jouissant d’une fortune héritée de son père, Lola n’avait aucun souci d’ordre matériel ainsi l’oncle et la nièce descendaient dans les plus grands hôtels et Lola s’habituait au luxe et à la beauté des choses.

          La villa louée en bord de mer ressemblait à un remake de la Dolce Vita. Des fêtes somptueuses toutes les nuits où le champagne coulait à flots, des amours faits et défaits au petit matin quand le bruit des voitures de sport démarraient dans un bruit infernal. Lola était la reine en son palais. Déjà bien rompue aux armes de la séduction, elle survolait le monde de sa jeunesse et de sa beauté. Ainsi allait la vie nuit après nuit et puis Lola eut envie d’un ailleurs et disparut de ce cadre enchanteur avec un amant de passage. De cet instant les fêtes n’avaient plus raison d’être, la villa fut fermée, les clés rendues à leur propriétaire.

        En tant que modèle, Lola se présenta chez d’autres peintres. Son oncle lui avait tellement vanté sa beauté qu’elle ne doutait pas de susciter l’admiration partout où elle se présenterait. Mais il ne suffit pas d’être jeune et jolie pour faire un bon modèle capable d’inspirer l’âme d’un artiste de talent. Il manquait à Lola ce rayonnement intérieur qui fait d’un être humain un être à part et elle se vit refermer la porte de nombreux ateliers. Ceux qui l’acceptaient étaient des barbouilleurs sans envergure et Lola eut tôt fait de leur tourner le dos.

            Aujourd’hui elle remercie encore ceux qui l’ont refusée. Grâce à eux, elle n’est pas devenue cette fille sotte imbue d’elle-même, lui laissant croire que seule la beauté suffisait. Ils lui ont permis de devenir une Lola pas une lolita. Loin de son oncle, décédé peu après sa majorité, elle s’est ouverte aux autres. Elle a mis au monde une petite fille qu’elle a confiée à des parents en mal d’enfant, sans pour autant couper les liens du sang. Lola n’avait pas la fibre maternelle mais elle tenait à ce que la relation avec cette enfant ne soit pas rompue définitivement. Ce qu’elle voulait avant tout c’était de ne pas reproduire le schéma de son enfance dorée avec des parents trop aimants qui l’ont gavée de tendresse et d’amour car la séparation en fut d’autant plus douloureuse et dramatique. Il était une fois une princesse… mais la vie n’est pas un conte de fée et pour s’endormir à présent plus besoin de prince charmant. Pas besoin non plus de père pour son enfant, elle ne voulait plus permettre à un homme de disposer d’elle comme par le passé. Trop jeune pour s’en rendre compte, elle s’était fait manipuler par des hommes qui lui avaient laissé croire insidieusement que la beauté pouvait donner le pouvoir.

          Elle entendit un jour à la radio l’appel d’un « mec » promettant de donner à manger à tous ceux qui ont faim et le déclic s’opéra. Elle voulut faire partie de l’aventure, se dépensa sans réserve en pensant qu’au moins son argent servirait une cause utile. Elle fit des rencontres merveilleuses, des gens de tout bord, riches ou pauvres, célèbres ou inconnus, chacun donnait une part de lui-même et la misère des gens pour qui elle œuvrait lui apporta une forme de sérénité et a contrario même de bonheur. Elle n’avait plus de vague à l’âme en pensant à sa vie d’avant car elle comprit que son existence désormais serait tournée vers les autres.

 

La madeleine de Proust

 

          A dix-huit ans nos chemins se sont croisés  le temps d’un été dans ce pays de roses. Et je ne sais pourquoi aujourd’hui  tu encombres mes pensées. Ou plutôt si je sais pourquoi, c’est à cause de cet air entendu un soir et qui semblait avoir été créé pour nous. Quand j’entends cette musique je vois une jeune fille sur un pont essayant de ramasser les feuilles d’un classeur tombé à terre et que le vent s’ingéniait à disperser. Je me vois en train de l’aider à les rassembler d’un air complice, un regard échangé et nos téléphones inscrits sur un carnet. Je crois que notre histoire n’a duré que quelques semaines d’ailleurs ton visage reste flou. Ce qui me préoccupe c’est le cheminement de ma pensée et cette petite case dans ma mémoire qu’une musique a fait s’ouvrir.

Je m’interroge sur ce phénomène. Est-ce que j’ai d’autres souvenirs liés à une musique, une odeur, une saveur ou  une image imprimée au fond de mon cerveau et ineffaçable ? Oui certainement, chacun a son jardin secret où germent des émotions que nul ne peut partager et même comprendre.

     Une petite sonate

          Fenêtre ouverte  donnant sur un jardin intérieur paisible, les lumières dorées de ce début d’automne m’incitent à la rêverie alors que, professeur de physique dans un collège, je corrige les devoirs de mes élèves.  Soudain une  musique douce venue d’ailleurs caresse mon oreille et me remplit d’une émotion incontrôlable. C’est une petite sonate dont je n’identifie pas l’auteur mais qui me bouleverse plus que de raison, faisant  ressurgir d’un coup un passé enfoui. Cette mélodie est entrée dans ma vie sans que je sache où, quand ni comment, mais elle est bien là ancrée en moi. Puis elle  disparait  d’une façon aussi inattendue qu’elle est venue, me laissant perdu dans des souvenirs oubliés. C’est avec peine que je reprends la lecture des copies que je dois rendre le lendemain. Le soir suivant, toujours troublé par ce qui s’est passé la veille, la même musique s’impose à nouveau. Elle semble venir d’un appartement voisin et je réalise que cette sonate  n’est pas un enregistrement mais un morceau joué par un pianiste. Même surprise, même émotion, même incompréhension.  Tous les soirs, à la même heure je serai en attente de ce rituel musical mais rien ne se reproduira. Je compris des années plus tard lors d’un concert dédié à Chopin. Dès les premières notes je reconnus cette petite sonate jamais oubliée. La pianiste c’était l’image de ma mère jouant cette mélodie pour moi encore jeune enfant.

     Un air de vacances

           « C’est un beau roman, c’est une belle histoire », en entendant cette chanson, je retourne quelques années en arrière. On est au début de juillet et, comme chaque année, nous partons en vacances retrouver la merveilleuse plage que nous aimons tant au bord de l’atlantique. Nous sommes, mes frères et moi, assis à l’arrière de la voiture que nos parents conduisent à tour de rôle. Nous pensons déjà aux châteaux forts que nous allons construire avec le sable mouillé,  nous avons même quelques jours auparavant  fait des croquis  avec les créneaux, les ponts-levis, les douves, rien ne manquait même pas les personnages que nous avons fabriqués avec nos lego.  Nous traversons la forêt des landes fenêtres ouvertes et nous respirons à pleins poumons l’odeur des pins dont on récolte la résine  dans des gobelets cloués sur leurs troncs. Tout à coup le ciel s’assombrit et un orage éclate. Un orage d’une violence extrême accompagné d’une pluie torrentielle qui s’abat avec fracas en grosses gouttes sur le toit de la voiture. Nos mains cachant nos oreilles nous ne savons plus si le bruit assourdissant que nous entendons provient du tonnerre ou de la voix de nos parents qu’une violente dispute oppose.

          Ce furent nos dernières vacances avant le divorce. Séparés, écartelés, nous ne nous sommes plus jamais retrouvés tous les trois ensemble sur la plage de notre enfance. J’y suis retourné à l’âge adulte mais l’émotion avait disparu au profit de la colère. Je n’étais pas assez vieux pour comprendre ce qui s’était passé mais quand j’entends cette chanson aujourd’hui mes souvenirs se chevauchent et je repense avec nostalgie à nos châteaux détruits.

     Le champ de coquelicots

           « Le myosotis et puis la rose ce sont des fleurs qui disent quelque chose mais pour aimer les coquelicots et n’aimer qu’ça faut être idiot… » chantait Mouloudji. Je suis idiot peut-être mais j’aime les coquelicots, fleurs de l’été et symbole de mes vacances  en Normandie. Ma chambre  donnait sur un champ de blé qui se couvrait chaque année d’un même  tapis rouge écarlate. Chaque matin mon premier souci était de vérifier que les fleurs étaient bien là. Comme tous les enfants je dessinais inlassablement des espaces verts couverts de tâches rouges, c’était la guerre des lutins verts contre les lutins rouges. Les lutins verts gagnaient toujours face aux coquelicots qui inexorablement un jour fermaient leur corolle et s’éteignaient. L’image de mon enfance c’est ce champ de blé parsemé de coquelicots. En grandissant je découvris les grands peintres, les impressionnistes et bien sûr Claude Monet. Si vous allez un jour au musée de l’Ermitage et si vous voyez un vieux monsieur en contemplation devant « le champ  de coquelicots » pensez très fort à moi car ce monsieur me ressemble.

       Un dessert de grand-mère

             Pour des raisons professionnelles j’ai vécu plusieurs mois en Thaïlande. Peu parmi mes collègues étaient intéressés par ce déplacement lointain. Pour moi c’était une proposition à ne pas refuser étant depuis l’enfance très attiré par l’Asie. Comment expliquer cet engouement venu par le biais d’une collection de timbres qui m’avait fait découvrir la multiplicité et la diversité des pays asiatiques ? Le départ en Thaïlande relevait du rêve absolu. Avant de partir je voulus tout savoir sur ce pays : ses origines, ses traditions, sa culture et bien sûr sa cuisine. Les nombreux restaurants parisiens spécialistes des plats asiatiques m’ont bien aidé. Installé à Bangkok j’ai appris à connaître et à apprécier les épices,  le mélange subtil des saveurs et bien vite les plats régionaux n’avaient plus de secret pour moi. La salade thaï au bœuf pimenté, le sauté de porc à l’aigre-doux, les nouilles de riz au poulet étaient devenus mes plats quotidiens. Avec le temps pourtant je commençais à me lasser et je rêvais de plus en plus souvent à une blanquette de veau accompagnée d’une simple purée maison. Je me rappelle  avoir évoqué cette frustration devant  une voisine de la résidence qui avait fait ses études  en France. Elle m’invita un soir chez elle pour un dîner « à la française », avait-elle précisé. Je crois qu’il s’agissait de poulet grillé avec quelques pommes vapeur et de salade mais je n’en suis plus sûr ! Par contre je n’ai jamais oublié le dessert, un riz au lait parfumé à la vanille comme on le fait chez nous. Dès le premier contact de la cuillère sur  mon palais le charme opéra. J’avais quitté Bangkok et me retrouvais chez ma grand-mère. J’avais une dizaine d’années et avec mes cousins  nous attendions avec impatience le dessert du dimanche qui était traditionnellement  le riz au lait dont nous raffolions. Le retour au passé fut si fort que des larmes me vinrent aux yeux au grand désarroi du couple qui me recevait. Pour leur faire comprendre mon émotion, j’essayais  de leur expliquer Proust et sa fameuse madeleine mais je ne suis pas certain d’avoir été compris.

     La barque

          Hier je suis allé à l’expo d’un peintre pas très connu mais dont les toiles m’ont touché. Je suis  à la retraite et j’ai du temps pour ce genre d’occupation. Quand je dis que ces peintures m’ont touché,  je ne peux choisir de terme plus exact. J’ai baptisé cet artiste de peintre du relief, de la force et de la profondeur. Ce jour là j’étais seul dans la salle des fêtes où plusieurs artistes exposaient leurs œuvres. Je me rends souvent dans cette petite ville de province visiter des cousins et où le maire fait chaque année honneur à ses administrés. J’étais donc seul et en m’approchant d’une toile en particulier, il s’est passé quelque chose d’inattendu  que sur le moment je ne compris pas, une irrésistible envie de la toucher. La toile représentait un bateau que la mer malmenait. A l’arrière on devinait quelques personnages grossièrement suggérés. La peinture épaisse semblait jetée avec désespoir et on savait déjà que personne ne sortirait vivant de ce naufrage. A cet instant j’étais dans l’embarcation, ma main ne se promenait plus sur la toile mais tenait avec force le bord du bateau qui manquait de chavirer à chaque vague qui s’abattait sur lui. Je sentais sur ma peau le contact du bois humide et rugueux que je serrais de plus en plus fort malgré la douleur. Plus qu’à ce bord de bateau, c’est à la vie que je m’accrochais.

J’avais huit ans en vacances chez une tante du côté de Grandville et j’avais suivi mon frère et mon cousin alors âgés de seize ans pour une excursion clandestine aux îles Chausey. Le soleil à peine levé nous avions emprunté une barque amarrée au port pour une traversée qui s’annonçait belle et elle le fut. Nous avons toute la journée durant joué les Robinson Crusoë mais tout se gâta au retour. Le vent se leva brusquement et le ciel se couvrit rapidement  de nuages menaçants. La barque devint vite une fragile coquille de noix livrée aux caprices des vagues. Le corps trempé, tremblant de peur, mes mains agrippaient désespérément le bord du bateau.

Le tableau devant mes yeux c’était la barque de mes huit ans avec l’émotion et la terreur ressentie et le contact de mes doigts sur le bois mouillé.   

 

Celle qui voulait être une autre

 

     Longtemps Capucine a voulu se faire passer pour une autre, pour ce qu’elle n’était pas, pour ce qu’elle aurait voulu être. Elle changeait de peau comme on change de vêtements. C’était plus qu’un besoin, une nécessité, comme si une puissance supérieure décidait pour elle. Elle ne mentait pas, elle n’était pas une mais multiple. Que cherchait-elle ?  Elle ne le savait pas elle même mais elle voulait être une  autre,  toutes les autres et vivre dans un monde imaginaire.

     Tout a commencé au cours préparatoire de son école. Capucine avait 6 ans et pour la fête de l’école, elle choisit d’être une fée et refusa tout autre déguisement que sa mère lui proposait. Elle devint ainsi la fée Capucine, toute de rose vêtue, dont  la baguette  faisait d’elle une magicienne. Ce statut elle ne l’abandonna jamais faisant de sa vie un long chemin d’affabulation.

     Elle aurait tellement aimé se faire passer pour un garçon mais son prénom faisait obstacle ; pourtant  les vêtements étaient pratiquement les mêmes pour les deux sexes. La petite fée et sa baguette magique avaient disparu au profit d’une garçonne aux cheveux courts qui jouait les émancipées. Elle racontait des histoires à une petite cour qui l’écoutait émerveillée. Elle disait avoir été sauvée par des pêcheurs, son berceau flottant sur un fleuve, avant d’être de nouveau abandonnée et recueillie par des  gens du voyage qui l’avait élevée. Elle ajoutait des détails surréalistes comme lorsqu’elle dormait entre les pattes d’un tigre et autres faits qui impressionnaient la classe entière. Puis un jour par miracle elle avait retrouvé ses vrais parents. Ses camarades de l’école primaire qui l’écoutaient bouche bée ne faisaient pas la différence entre le vrai et le faux et prenaient Capucine pour un phénomène venant d’une autre planète. Son auditoire l’enviait et comparait leurs vies, certes confortables, mais tellement monotones comparées à la sienne. Capucine mesurait déjà l’impact qu’elle pouvait avoir sur les autres et savourait aussi une victoire sur elle-même. Mais la donne changea à l’entrée au collège, la naïveté des jeunes enfants disparue, Capucine comprit que ce n’était pas avec des histoires abracadabrantes qu’elle satisferait son besoin pour la métamorphose. Il lui fallait trouver des aventures  imaginaires plus crédibles.

     La puberté, l’année de ses treize ans, transforma son corps et Capucine  en prit conscience lors de ses vacances chez ses grands-parents dans l’Aveyron. Le garçon manqué des années passées, se révélait être une  jeune ado avec des formes naissantes qui laissaient augurer un corps harmonieux. Elle le réalisait dans le regard plein d’intérêt que les garçons lui portaient. Ses cheveux avaient poussé et le soleil du mois d’août faisait naître des éclats dorés sur ses boucles sombres. Sa peau était aussi joliment hâlée que si elle l’avait offerte au soleil du midi. C’est avec une allure nouvelle et fière qu’elle rejoignit le collège et retrouva ses copines. Chacune racontait ses vacances avec des détails qui prouvaient qu’elles avaient été plus excitantes que celles de la voisine. Comment parler de l’Aveyron, de la vie rurale, des vaches et des moutons quand on s’appelle Capucine et qu’on rêve d’un impossible ailleurs ? Elle inventa les Caraïbes, parla de ST Barth où un oncle de son père avait fait fortune dans l’industrie sucrière et possédait une résidence de luxe avec un yacht de plus de 30 mètres. Agé et sans descendance, il avait souhaité accueillir ses petits neveux dont il ferait certainement ses héritiers. C’est ainsi qu’elle fit le voyage offert par le généreux tonton. Photos à l’appui prélevées sur internet, elle montrait la luxueuse demeure au milieu d’un grand parc arboré agrémenté d’une piscine à débordement. Cerise sur le gâteau, la villa  la plus proche, plus grande et plus somptueuse encore, était  celle d’un chanteur à succès qu’elle avait rencontré à plusieurs reprises sur le yacht de son oncle. « Il est plus beau au naturel qu’à la télé » ajoutait-t-elle avec conviction ! Son visage s’éclairait  de bonheur, elle revoyait la longue plage de sable fin où elle faisait du cheval  chaque matin, le petit port avec ses luxueux bateaux, ses promenades dans la colline au soleil couchant. Les images revenaient en vagues successives et partie dans un rêve sans fin elle parlait, parlait encore, parlait toujours s’enivrant de ses propres propos. Les réactions de ses copines furent diverses : Capucine s’était métamorphosée d’une façon étonnante et ce changement était sans nul doute lié à la découverte d’une île du bout du monde. Pourquoi ne pas la croire alors que d’autres flairaient l’arnaque et l’affabulation ! 

     Le lycée, où sa réputation de mythomane l’avait suivie, fut pour Capucine des années de boulimie littéraire. Elle découvrit les auteurs qui  vivaient leurs rêves plus que leur  vie et dévora les romans de Jules Verne, Alexandre Dumas, Jack London… Elle se nourrit d’aventures imaginaires et commença à couvrir ses carnets des idées folles qui traversaient son esprit. Au retour de chaque vacance qu’elle avait passée au fond de sa chambre à se nourrir du récit des autres, elle racontait et dessinait des personnages étranges. Donner une forme à ses personnages entretenait chez elle une vision proche de la réalité. Voilà que tout à coup tout s’animait. Les formes prenaient vie sur le papier et dans son esprit. Capucine était presque au bord du précipice mais un fil la retenait qui l’empêchait de basculer de l’autre côté, là où l’imaginaire côtoie la folie. Elle aimait tant Gérard de Nerval ! Combien de fois s’est-t-elle nourrie de ses poèmes jusqu’à les posséder ?

     A la fac de lettres Capucine se montra une élève appliquée, attentive et studieuse. Etudiante normale, assagie, elle discutait et riait avec les autres, aucun signe ne la distinguait de ses condisciples tant elle prenait soin de ne rien dévoiler de sa personnalité. Finies les affabulations, les histoires extravagantes gobées par des jeunes filles en mal d’aventures. Ses copines de lycée témoins de ses mensonges s’étaient dispersées et c’est une nouvelle Capucine qui se révélait aux autres. Dans sa chambre d’étudiante éclairée par une unique fenêtre donnant sur une cour intérieure, rien n’était propice à l’évasion. Seul un vieux marronnier entouré à sa base d’une grille ajourée où s’effilochaient des mégots de cigarettes rappelait la nature. C’est pourtant là qu’elle écrivit ses plus belles pages. La nuit venue, tous les démons qui la hantaient s’invitaient au bal. Sur l’ordinateur les caractères apparaissaient presque à son insu. Elle racontait sa vie, ses fantasmes les plus secrets, mélangeant le rêve et la réalité et bien malin celui qui pouvait faire la différence ! Un écrivain a dit un jour : « on n’est pas toujours conscient de ce que l’on écrit » ! Voilà les mots exacts qui s’appliquaient à Capucine.

     Seul un témoin averti  ou un psychologue pourrait expliquer le changement mental de Capucine. Que reste-il aujourd’hui de l’ado mythomane et farfelue prête à toutes les inventions pour exister ? Est-ce bien elle cette étudiante qui, comme les autres, se conforme  à la rigueur des études supérieures ? Loin d’elle la fuite vers l’imaginaire, elle parait à sa place dans le présent, apaisée, transformée. Ses démons sont toujours là, bien au chaud au fond d’elle, mais elle a trouvé une autre voie pour les expulser de sa vie. Une voie plus libre, car ce que la parole n’autorise pas, au risque de semer le doute et l’incompréhension, la fiction le permet, la fiction permet tout. Les héros de ses écrits vivent des expériences inattendues, irréelles, hors du temps et de l’espace. A travers eux, elle se libère des chaînes qui l’entravaient jusqu’à l’étouffement. S’évader du réel par l’écriture, ne plus avoir à assumer d’être une autre, quitter cette mythomanie qui l’écrase comme un poids. Devenir enfin elle-même, être une et pas multiple,  en laissant à ses personnages le soin de porter loin très loin ses fantasmes les plus fous. Elle sera écrivaine, c’est une évidence !

 

L’annonce

L’annonce

          Rien n’annonçait que les choses se passeraient mal. C’était une soirée de mai douce et soyeuse et sa journée avait été réussie. Obtenue enfin ce contrat essentiel à l’Entreprise et pour lequel son talent de négociatrice avait permis de l’emporter face à un concurrent redoutable.

        Ce soir elle a rendez-vous avec Xavier, l’homme qu’elle aime depuis bientôt un an, qui dit l’aimer mais qui se comporte parfois d’une façon imprévisible. Ils doivent se retrouver à 19h45 dans un restaurant du centre-ville, le Vietnam, qu’il apprécie particulièrement. Elle a choisi l’endroit qui était celui où tout avait commencé. Ils s’étaient rencontrés chez une amie commune et avaient tout de suite sympathisé. Quelques jours plus tard il l’avait invitée dans ce restaurant où les nems sont incomparables, disait-il ! Leur histoire a débuté là. Ce soir c’est elle qui a fixé ce rendez-vous car elle a une nouvelle à lui annoncer. Nouvelle qui inconsciemment la remplit de bonheur et aussi d’inquiétude.

        Pressée de le revoir, elle arrive au Vietnam avec dix minutes d’avance. Elle a réservé une table, leur table, comme le dit Xavier : celle au fond du restaurant la plus tranquille, un peu à l’écart des autres. Elle s’y installe, à peine deux tables sont déjà occupées. En attendant Xavier elle accepte la boisson traditionnelle à base d’alcool de riz que lui propose Kim le serveur qu’elle connait bien. Elle la boit à petites gorgées savourant le mélange de suave au palais et de fort en bouche. Il est 20 heures la salle se remplit. Essentiellement des couples de trentenaires comme eux. Pas vraiment surprise du retard de Xavier coutumier du fait, mais ce soir bizarrement elle s’inquiète. Elle essaie de le joindre sur son portable sans succès . Pour se donner une contenance elle s’absorbe dans la lecture de la carte et quand Kim s’approche d’elle, sans inspiration, elle commande le plat du jour. L’alcool fort lui tord l’estomac et il lui faut manger pour éviter le malaise. Il est presque 21h et elle ne regarde plus la porte. Elle se met à penser à Xavier, à son comportement depuis qu’elle le connait.

          Elle se rappelle leur rencontre, la rapidité avec laquelle les choses s’étaient passées. Une forme de coup de foudre : pour elle c’est une évidence ! Elle a de suite été séduite par sa légèreté vis-à-vis de l’existence, sa façon de mettre à distance les évènements. Avec lui rien n’est problème il vit intensément le jour présent sans se poser de question pour le lendemain. Son travail de commercial en informatique dans une multinationale l’amène à de nombreux déplacements en France et à l’étranger. Que de fois lors d’une soirée à deux qu’elle affectionne tant, très détaché, il annonçait son départ aux USA ou ailleurs pour le lendemain sans date de retour précise. C’est l’éternel voyageur toujours entre deux avions et il aime cette liberté. Quand il rentre c’est  la fête pour eux deux avec les week-ends improvisés dans des hôtels de charme de leur région. Il se montre tendre et attentionné sans être affecté par les séparations.

          Ils ne partagent pas le même appartement Xavier prétextant que c’est mieux ainsi de s’aimer librement sans s’astreindre au quotidien. Il est le contraire d’elle habituée à une vie régulière, un peu casanière et, en lui, elle aime cette fantaisie même si parfois ça la déroute. Il dit qu’il n’a jamais été aussi bien depuis une rupture il y a deux ans, une histoire banale avait-il cru bon d’ajouter, vraiment oubliée. Oui elle se souvient à présent. Sur le moment elle n’avait pas attaché d’importance à cette révélation, il disait l’aimer et c’est ça qui comptait. Et voilà ce soir, à cause de son absence qui ressemble à une dérobade elle voit resurgir cette histoire d’autrefois, cette histoire d’amour qui n’est pas la sienne. Et soudain tout lui apparaît cruellement clair. Oublier ainsi une soirée qu’elle avait dit importante, ce n’est plus de la légèreté mais la preuve d’une indifférence profonde , la pire des violences pour elle. S’il avait eu un vrai problème de dernière minute, un message aurait tout expliqué et elle aurait pardonné. Ce qu’elle a pris pour de l’amour n’était en fait que le bien-être qu’elle lui apportait tel un baume cicatrisant à la douleur d’avant. Et aussitôt elle a mal, un mal brutal qui l’envahit et la submerge. Son regard se brouille, les larmes qui remplissent ses yeux coulent le long de ses joues devant Kim qui apporte la carte des desserts. Peiné de la voir ainsi il essaie de la rassurer en expliquant les embouteillages dans ce quartier central et la difficulté de stationnement. Elle fait non de la tête et demande la note. Il est 21 h30 quand elle quitte le restaurant.

          Un vent frais s’est levé et elle se sent mieux. Malgré la distance qui la sépare de son quartier elle décide de rentrer à pied. A mesure qu’elle marche ses émotions se calment et sa pensée se libère . Elle revit en accéléré le comportement de Xavier, les rencontres annulées au dernier moment, les week-ends reportés, les anniversaires oubliés et parfois des non-dits et des mensonges de circonstance. Il a du charme, il sait en jouer mais il a abusé de sa confiance ; elle attend davantage d’un homme qui prétend l’aimer.

          Le lendemain matin elle trouve un message sur son téléphone  : «  je suis vraiment désolé pour hier soir mais j’ai complètement oublié ce dîner impromptu. Je t’attends comme d’habitude jeudi soir chez moi. Bisou bisou. »

          Elle ne répondit pas à son texto ni aux autres appels et envoya quelques jours plus tard une lettre de rupture. Elle ne lui parla pas de l’annonce qu’elle avait à lui faire et il ne lui posa aucune question.

A ta place

A ta place

     J’avais prévenu Yann que je rentrerais plus tard prenant un pot avec mon amie Anne. Nous nous étions connues à Paris en prépa puis avions intégré la même prestigieuse école de commerce. Prises l’une et l’autre par des activités professionnelles intenses et par une vie familiale non moins intense, nous nous rencontrions dès que nous le pouvions et pas assez souvent à notre goût. C’était une belle fin de journée de juin. De la terrasse du bistrot St Germain où nous avions rendez-vous, la rue avait un air d’été. Les femmes aux tenues colorées, cheveux dénoués, passaient devant nous avec des éclats de rire et des voix pleines de gaité. Le bonheur rayonnait. J’y étais particulièrement sensible car la journée de bureau avait été éblouissante et imprévisible. Appelée à la Direction, une proposition m’avait été faite de prendre le leadership du secteur européen pour la diffusion de notre nouvelle gamme de bijoux. Promotion inattendue, accompagnée d’une augmentation de salaire conséquente, qui impliquait de nombreux déplacements et un surcroît de responsabilités. J’avais trois jours pour donner ma réponse. J’avais hâte d’en parler à Anne. Sa réponse fut immédiate : à ta place je dirais « oui ». Pas question de te dérober pour des raisons familiales. Tes enfants, une au lycée, l’autre au collège, sont autonomes et ton mari s’impliquera dans la gestion de la maison, un peu contraint certes car je connais Yann mais il le fera ! C’est une opportunité à ne pas rater. La quarantaine passée pense enfin à ta carrière toi qui as toujours rêvé de réussir. Rappelle-toi tes ambitions quand tu es sortie dans le peloton de tête de l’école.

A ta place … j’avais 10 ans ….

     Mais maman toutes mes copines en ont un ! Je sais.  Dans quelques jours c’est ton anniversaire et j’ai envie que nous passions ton papa, tes sœurs et moi une jolie fête. Tous les cinq autour d’un superbe gâteau surmonté de dix petites bougies que nous soufflerons ensemble. Tu sais j’ai eu dix ans moi aussi et l’important dans la vie ce n’est pas de ressembler aux autres mais au contraire il faut chercher à être différente, à ne pas suivre comme des moutons de Panurge ce que font les copines et tu verras plus tard on t’aimera pour ta différence. Mamie Jane, pour te faire plaisir, respectera ton choix mais cette envie de blouson en cuir noir pour ressembler aux autres filles de ta classe n’est pas une bonne idée. Tu dois lui donner ta réponse aujourd’hui. A ta place je choisirais ce petit bracelet en argent que nous avons vu dans la vitrine du bijoutier.

     Ce bijou en argent je ne l’ai jamais porté et je l’ai donné à ma fille aînée quand elle a eu dix ans.

A ta place …j’avais 18 ans …

     Je venais d’avoir 18 ans et je passais le bac dans quelques semaines. Une formalité pour moi qui visais une mention. Ma préoccupation était la direction à donner à ma vie. J’en avais parlé à personne sauf à Loïc mon copain de classe, mon confident, celui à qui on peut tout dire car il vous comprend avec le cœur. Mes sœurs ayant quitté la maison, j’avais envie moi aussi de m’échapper pour vivre ailleurs. Ma boussole interne indiquait la Grande Bretagne où j’allierais études et petits boulots. Dans le regard de Loïc je ne vis que consternation et incompréhension. Pour lui le schéma était clair et décidé d’avance : fort en maths il serait ingénieur comme son père et comme ses frères. Il ne me laissa pas m’expliquer et me coupa presque brutalement la parole. A ta place j’abandonnerais cette idée. Tu es capable d’intégrer une prestigieuse école de commerce, ne gâche pas cette chance avec une lubie soudaine de liberté ! De plus, partir c’est faire mal à ceux qui t’aiment ! Que voulait-il dire ? Je ne partis pas. Etait-ce pour lui, je ne le sais pas !

A ta place… j’avais 23 ans…

     Anne que penses-tu de la demande en mariage de Loïc ? Anne prit son temps avant de répondre comme si la question la gênait. Réfléchis un peu, nous venons juste de terminer nos études et tu ne vas pas t’enfermer dans un mariage qui te lie pieds et poings dans une routine familiale. Il faut que tes études portent leurs fruits. Pense d’abord à te faire une situation qui te comble intellectuellement et qui te mette à l’abri financièrement. Tu sais la vie de couple on ne sait jamais comment elle peut évoluer. Et puis pense à tous nos copains, à tout ce qu’on s’était promis de faire ensemble, entre autres ce tour du monde pour fêter notre diplôme. Tu ne vas pas faire l’impasse sur tout ce que nous avons encore à vivre avant de te retrouver aux fourneaux avec une ribambelle d’enfants pendus à tes basques. Pense à tous ces pays que nous n’aurons peut-être plus le temps de visiter, à ces êtres d’ailleurs que nous n’aurons peut-être jamais l’occasion de côtoyer. Je sais que Loïc et toi vous vous connaissez depuis la terminale et qu’il a toujours été amoureux de toi. Est-ce une raison suffisante pour renoncer à tes rêves ? A ta place je dirais « non ».

     J’ai dit non à Loïc qui a épousé l’année suivante une amie commune.

A ta place… j’avais 26 ans

     J’ai rencontré Yann à un dîner chez des cousins. J’ai su plus tard que c’était une rencontre arrangée. Ma cousine et son mari étaient convaincus que je devais me marier et que Yann était le mari qu’il me fallait. La petite trentaine, plutôt beau gosse, avocat déjà brillant, de l’assurance à revendre et un charme assumé.  Il est tombé amoureux de toi et veut te revoir très vite  me dit ma cousine : A ta place je dirais « oui ».

     Six mois après j’épousais Yann.

     Et voilà cela fait maintenant presque 20 ans que je suis installée dans une routine qui m’effraie. Bien sûr j’ai une situation stable, un mari et de beaux enfants mais au fond de moi j’ai parfois envie de tout envoyer promener. Où est passée la jeune fille libre qui ne rêvait que de voyages et de folles passions ? Aujourd’hui elle s’encroûte et les images du passé surgissent en désordre. Le constat est sévère et décevant. Jamais, dans les choix décisifs de ma vie, je n’ai agi « à ma place » c’est l’autre qui a voulu pour moi : « à ta place je ferais… à ta place je dirais… à ta place… » ! Cette fois le « à ta place » d’Anne révélait ce que mon moi profond voulait très fort.

     De retour à la maison, après le dîner, les enfants dans leur chambre, d’un ton triomphant j’ai annoncé à Yann la proposition de ma hiérarchie. Sa réponse ne se fit pas attendre : ce serait un oui enthousiaste si cette offre m’était faite à moi ou à un ami ; par contre « à ta place »….je devine la suite et les mots prononcés me foudroient : l’harmonie de la famille, le bien-être des enfants, le confort du couple. Je voudrais le faire taire mais il en rajoute : la carrière, le pouvoir, l’argent, les voyages qu’en as tu à faire ? Ton bonheur c’est d’être mon épouse et la mère de mes enfants pas cette vie tumultueuse qu’on te propose.

     Que j’accepte ou non cette promotion, je compris que, à l’avenir, rien ne serait plus pareil avec Yann !

 

La vague

La vague

La radio a annoncé quatre disparus mais seulement trois corps ont été retrouvés. Sur la plage de St Malo les secours sont toujours à la recherche de celui que la mer a gardé en otage.

 Depuis que Loïc est petit sa vie a été programmée. Meilleures écoles, meilleurs professeurs, rien n’a été laissé au hasard dans cette éducation irréprochable. Créée par son grand-père, son père dirige l’agence immobilière la plus importante de la ville. Cette agence doit rester dans la famille, ses parents en ont fait une évidente priorité. Père autoritaire et directif, mère castratrice et ambitieuse pour ce fils unique si beau et si doué qui n’a pas su résister à la pression familiale, si bien qu’il se retrouve aujourd’hui dans un bureau directorial en plein centre ville, adjoint de son père avec la perspective de lui succéder. Encore célibataire à vingt-cinq ans, il est recherché par les familles amies qui complotent avec ses propres parents pour un mariage arrangé dans la pure tradition bourgeoise. C’est ainsi qu’il épouse une amie d’enfance Eglantine avec qui il a deux beaux enfants. Mais lui a-t-on un jour demandé quels étaient ses aspirations, ses envies profondes, ses rêves cachés ? Non, jamais. Il avait émis une fois adolescent l’envie de prendre des cours de dessin. Demande vite réprimée, mise de côté, jugée inutile. « Tu vas diriger une agence immobilière et ce n’est pas en faisant des coloriages que tu apprendras ton métier » lui avait rétorqué son père ! Si bien que ses dessins, ses peintures, il les faisait en cachette chez son meilleur copain, fan de ses caricatures désopilantes.

             Entraîné dans la spirale d’un mariage convenu et responsable d’une famille, Loïc prend peur. A trente ans il ne veut plus appartenir à ce monde de profit. Il n’est pourtant pas lâche, il a de la force et de la fierté mais aussi quelque chose de christique comparable à l’expression des martyrs que l’on voit sur les vitraux des églises. Beaucoup d’hommes envieraient sa situation mais il lui manque l’essentiel, ce qu’il a au plus profond de lui et qu’il n’a jamais réussi à exprimer. C’en est fini aujourd’hui. Quelques affaires dans un sac à dos caché dans un coin du grenier attendent le jour où la fuite sera possible. Mais parfois le hasard est bienveillant. Au cours d’une visite il trouve, coincée dans le linteau d’une cheminée, une carte d’identité d’un certain François Legrand originaire de Lille, né la même année que lui, avec une photo qui étrangement lui ressemble, la barbe en moins. Cette carte est un signe du destin, le sésame qui va lui permettre de s’évader incognito loin, très loin de St Malo et de la sphère immobilière.

          Depuis quarante-huit heures on ne parle en ville que de la tempête qui va sévir sur la côte bretonne. On est en février, c’est l’époque des grandes marées quand la mer et le sable recouvrent la chaussée. Les malouins du bord de mer s’enferment chez eux jusqu’à ce que la tempête se calme, seuls quelques inconscients comme Loïc bravent les éléments pour immortaliser l’évènement. Eglantine connaît son goût pour la photo, elle sait qu’il se rendra cette nuit sur la grève, appareil photo en bandoulière et elle ne s’inquiète pas plus que les autres fois. Lui sait que le moment est venu et qu’il va profiter pleinement de cette opportunité. Quelques centaines d’euros en poche lui suffiront pour le début ensuite il se débrouillera. Il quitte la maison dans la nuit son sac sur l’épaule en prenant soin de ne réveiller personne. Un bref coup d’œil autour de lui comme pour imprimer dans sa tête tout ce qu’il s’apprête à quitter mais aucun regret n’envahit son esprit et cap sur Paris.

          Il s’appelle désormais François Legrand et il réalise enfin son rêve.

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Tu m’as volé ma vie

      Tu m’as volé ma vie

          Tout avait si bien commencé. Fils unique d’une famille aisée propriétaire de quelques hectares en Champagne, Arnaud a connu une enfance dorée. Dorloté, choyé par des parents aimants qui, à quarante ans passés, avaient opté pour l’adoption n’ayant pu, à leur grand regret, assumer eux-mêmes leur descendance. Mais ce fils, dont nul ne savait d’où il venait, avait comblé tous leurs désirs et toutes leurs espérances.

          Jouissant d’une éducation stricte sans être sévère, Arnaud conjuguait le travail et les loisirs sans jamais se plaindre. Un seul bémol dans sa vie : sa grande solitude. Pourtant inscrit dans les meilleurs clubs sportifs de la région, il avait du mal avec les jeunes de son âge auxquels il enviait l’insouciance et la légèreté. Sa timidité lui interdisait tout contact avec les jeunes filles qu’il admirait de loin, mais surtout il ne savait pas trop encore où se situait sa sexualité. Il aurait tellement aimé avoir un frère ou une sœur avec qui partager ses doutes, ses pensées les plus profondes et tout ce que le hasard lui avait offert. La mort accidentelle de ses parents à la veille de ses vingt-cinq ans avait plongé Arnaud dans un grand désarroi mais il avait repris avec courage le domaine en main, déjà bien rompu à cet exercice. L’espoir vint un matin d’une lettre recommandée envoyée par le notaire de la famille. Il ne savait pas pourquoi il attendait quelque chose de ce rendez-vous, mais il en pressentait une grande joie.

          En ce mois décembre où l’activité est au repos, où dans tous les foyers on prépare les fêtes, où la ville ressemble à un grand arbre de Noël, où les gens arpentent les rues des paquets plein les bras, la solitude d’Arnaud s’accroit. A quoi bon mettre le champagne au frais si c’est pour le boire seul ! Il se souvient des ses noëls passés où, entouré de rires et de chaleur en découvrant un à un ses cadeaux, il allait se jeter dans les bras de sa mère. Aujourd’hui ce ne sont que des places vides qui lui tendent les bras. Au moins à partir du printemps quand la vie reprend il est tellement occupé qu’il n’a pas le temps de s’apitoyer sur lui-même. Mais en cette veille de natalité rien ne contente le cœur d’Arnaud.

          Vint le jour du fameux rendez-vous. Quand Arnaud arrive à l’Etude on le conduit dans une pièce où est déjà confortablement installé dans un fauteuil, un jeune homme vêtu d’un blouson de cuir noir, d’une casquette sur la tête et de rangers aux pieds. Ami de longue date de la famille, après les salutations d’usage, maître Gribon s’adresse à Arnaud en ces mots : je te présente Renaud, ton frère.

          A ce moment de l’histoire il faut remonter quelques années en arrière. Armand, le père adoptif d’Arnaud, avait connu avec une employée saisonnière une passion physique intense et la jeune fille était tombée enceinte. D’un commun accord elle quitta la région avec la promesse qu’Armand subviendrait à l’éducation de l’enfant et à son confort personnel, à condition qu’il ne connaisse le nom de son père qu’au décès de celui-ci et de son épouse. La jeune fille partit rejoindre sa famille en Bretagne où naquit son enfant qu’elle déclara sous son nom. Par l’intermédiaire du notaire, mis dans la confidence, une somme lui était allouée chaque mois et tout se passa ainsi jusqu’à la mort accidentelle d’Armand et de son épouse. A l’époque, s’il avait avoué son infidélité à sa femme, connaissant son côté entier, il pouvait craindre un divorce qui aurait mis la propriété en danger. Peu après cette folle aventure et d’insuccès pour procréer, ils adoptèrent Arnaud encore bébé. Si bien que l’enfant adultérin et Arnaud ne devait pas avoir plus de deux ans d’écart. La mère de Renaud ne recevant plus ses mensualités apprit par le biais de maître Gribon le décès d’Armand et de son épouse et en même temps que la condition sur le secret de la naissance était levé. Renaud était légalement le fils d’Armand.

          Revenons à l’Etude. La surprise passée, Arnaud trop heureux de cette nouvelle ne pose aucune question. Un large sourire aux lèvres il tend une main chaleureuse à Renaud qui la serre mollement. Le notaire explique à Renaud les modalités de la succession à savoir qu’il peut à son gré accepter ou refuser cet héritage. Désormais il devient propriétaire de la moitié du domaine, libre à lui de vendre sa part mais ce serait dommage car l’exploitation marche bien et les bénéfices sont conséquents. Dans le cas où il accepte son héritage il devra travailler de conserve avec Arnaud qui, de son côté, souhaite vivement cette collaboration ou donner un pouvoir à Arnaud. Renaud demande un temps de réflexion et pense en regardant Arnaud qu’il a trouvé plus bâtard que lui.

          Quel bonheur pense Arnaud, j’ai un frère ! Que de choses allons nous pouvoir faire ensemble ! Ce n’est pas le même sang qui coule dans nos veines, mais le hasard nous a choisis.

          Renaud qui ne vit toute l’année que de petits boulots, de petits larcins, de petites combines dans cette banlieue nord de Paris où les fréquentations mènent tout droit au poste de police, n’a nullement l’intention de refuser cet héritage car il entrevoit une existence dorée, pour tout dire une vie de patachon. Il n’a plus de souci à se faire pour son avenir et il remercie en pensée sa mère pour lui avoir choisi un père aussi fortuné. Le champagne il n’y connait rien, il n’a pas eu beaucoup l’occasion d’en boire c’est, pour lui, un breuvage réservé aux bourges. Arrivés au domaine Arnaud débouche une bouteille de son année de naissance pour fêter l’évènement.

          L’année qui suivit se passa en fêtes et en beuveries. Renaud racolait tout ce qu’il y avait de voyous dans les environs, la musique braillait et le champagne coulait à flot. Il ne participait à aucune tâche laissant Arnaud engranger les bénéfices qu’il dépensait allégrement. Déçu, tapi dans l’ombre, Arnaud n’en pouvait plus de passer des nuits blanches quand le matin il fallait se lever à l’aurore et travailler dur. Il surgit un soir un fusil de chasse entre les mains sommant tout ce monde de dégénérés de décamper au plus vite.

          Renaud, en dépit de son attitude de voyou n’avait pas accepté l’héritage pour jouer les figurants. Il imaginait des plans machiavéliques pour se débarrasser de ce frère encombrant, tout en réalisant que, sans son frère, l’exploitation coulerait, mais chaque fois qu’une idée morbide lui venait en tête elle allait à l’encontre de ses intérêts. Donc avant de mettre un plan quelconque à exécution il fallait qu’il connaisse le métier à fond pour pouvoir diriger seul le domaine ou qu’il se fasse aider par un homme d’expérience. Il le trouva en la personne de Paul, un retraité viticulteur du coin qui venait de céder sa parcelle à son fils. Affable, connaissant bien le terrain et heureux de transmettre son savoir, il forma avec Renaud une équipe solide et complémentaire. Arnaud n’en prit pas ombrage mais au contraire félicita Renaud qui apprenait vite et bien. Lui, le jeune homme de banlieue, s’attacha à cette terre champenoise comme un père s’attache à son enfant. Rien de ce que lui disait Paul ne lui échappait. Telle une éponge il absorbait cette connaissance pour s’en servir plus tard. Du jour au lendemain, il se conduisit comme un employé modèle, travaillant dur, se couchant avec les poules et se levant au chant du coq.

          Arnaud fut surpris du revirement de Renaud. Aurait-il laissé derrière lui son passé douteux pour se construire une vie où le travail et l’honnêteté prendraient place ? Il était assez naïf pour le croire. Mais qu’importe, les affaires marchaient bien. La présence de Paul rappelait à Arnaud son père par sa capacité à décider ce qui était bon ou pas pour le cépage. Il ne vit pas le piège qui se mettait en place et se refermait sur lui.

          S’ensuivirent des années glorieuses où le vin issu du raisin du domaine fut d’une qualité exceptionnelle. La propriété gagna en réputation et les bénéfices doublèrent. Renaud, d’année en année, sans qu’Arnaud le réalise vraiment, devenait le vrai patron. Insidieusement il avait investi les différents rouages évinçant son frère de toute décision. Leurs relations n’étaient ni bonnes, ni mauvaises, elles étaient inexistantes. La seule satisfaction d’Arnaud était les bénéfices versés aux deux actionnaires.

          Après avoir échappé à plusieurs accidents qu’il qualifiait de malchances, Arnaud fut cloué au lit plusieurs semaines sans qu’on sache exactement d’où venait le mal et qui avait bien failli l’envoyer ad patres. Sa naïveté disparue, il connaissait maintenant l’origine de ses troubles. Il se montra prudent et soupçonneux. Tout en conservant un visage avenant, la méfiance s’incrustait comme le ver dans la pomme.

          Renaud continuait à tendre ses pièges comme l’araignée tisse sa toile, mais à chaque fois Arnaud s’en sortait miraculeusement ; à croire qu’il était né sous une bonne étoile ou qu’il jouissait d’une protection divine. Vigneron accompli Renaud avait congédié Paul qui n’avait plus rien à lui apprendre, au grand désespoir d’Arnaud habitué à cette présence  rassurante. Se retrouver seul avec ce faux-frère, maintenant qu’il savait d’où venait son mal, n’était pas fait pour le tranquilliser.

          Depuis la rencontre chez le notaire le rêve caché de Renaud était de posséder seul le domaine. Le hasard répondit à sa demande. Arnaud se tua en voiture à l’âge de trente ans après avoir raté un virage un soir d’hiver : ennui mécanique, endormissement ou geste fratricide, le mystère demeure.

Monsieur Paul

Monsieur Paul

Il est là en face d’elle dans l’étroite boutique de presse de la place Sathonay. Il est là mais il ne la voit pas.  Elle lui tend comme chaque jour un exemplaire du Progrès et un paquet de Malboro. Il paie sans un mot, ne dit pas merci mais lève seulement la main pour répondre au rituel « bonne journée ». La soixantaine bien marquée, il arbore un manteau de bonne facture un peu fatigué, il porte un chapeau en tweed anglais  et des lunettes teintées qui cachent ses yeux. Bien que français il a tout du lord anglais qui a connu des revers de fortune.

          Comme hier et comme il le fera demain, il va s’asseoir sur le même banc du petit jardin public qui occupe le centre de la place.  Il allume une cigarette, il écarte les jambes, laisse ses bras tomber entre ses genoux  et regarde ses pieds. Rien de ce qui l’entoure lui fait bouger la tête : ni les bus qui circulent avec bruit,  ni les marteaux piqueurs des ouvriers qui perforent la rue, ni les klaxons des automobilistes impatients. Cet homme est différent des autres. Il semble attendre quelqu’un qui ne vient jamais. Il reste deux heures dans le repli de lui-même avec les cigarettes comme seul compagnon, le journal non ouvert posé à côté de lui.  Comment en est-il arrivé là ? Il suffit de l’envol d’un oiseau pour qu’une vie se désaccorde. Il s’appelle Paul, Monsieur Paul pour ses collègues de travail.

          Il pense à ce lundi où il l’a rencontrée. Il ne travaille jamais le lundi. Le temps était beau et le ciel donnait envie de sortir. Il avait descendu les pentes de la Croix Rousse où il habite pour boire un café et acheter le  journal Place Sathonay. Comme il le faisait parfois il s’était assis sur un banc du jardin pour savourer la douceur de la matinée C’est là qu’elle est venue vers lui. Légère  et gracieuse elle lui a demandé sans timidité quelques pièces de monnaie pour acheter du pain. « Je n’ai pas mangé depuis deux jours » avoue- t-elle avec un sourire triste. C’est devant un solide petit déjeuner qu’elle raconte à Paul : » Je m’appelle Mia, J’ai 18 ans et je suis arrivée il y a cinq  jours de Guadeloupe  où vit ma mère avec mes six frères et sœurs. Je suis l’aînée de la fratrie et mon père français de la métropole a abandonné ma mère et ne m’a jamais reconnue. Il habite Lyon et je suis venue pour le voir mais il a refusé de me rencontrer et m’a dit d’un ton sans appel de ne jamais revenir.  Je n’ai plus d’argent et ne sais pas où loger dit-elle les yeux pleins de larmes. »

          Monsieur Paul  proche de la retraite est sommelier  dans un restaurant étoilé de Lyon depuis de nombreuses années.  Il est passionné d’œnologie et son métier le comble. Ca suffit à le rendre presque heureux malgré la mort de sa femme il y a cinq ans. Leur grand malheur à tous les deux avait été de ne pas avoir de descendance mais avec le temps ils s’étaient résignés. Bouleversée par la détresse de Mia et sans vraiment réfléchir il lui propose la chambre préparée avec amour  pour un enfant jamais venu. C’est ainsi que Mia et son gros sac à dos remonte la rue des Capucins jusqu’à l’immeuble ancien mais de bonne tenue où habite Monsieur  Paul. Elle s’amuse de ce quartier des pentes, accroché à la colline, aux rues étroites et biscornues, aux maisons d’un autre siècle. Impossible pour le soleil qui brille en ce beau jour de printemps de se frayer un chemin jusqu’aux habitations. Rien à voir avec la lumière éblouissante de son pays qui éclaire les cabanons en bois coloré aux larges ouvertures sur l’océan.

          Un peu de tristesse l’envahit quand elle pense à la phrase menaçante  de sa mère: «Si  tu pars c’est avec un aller simple et tu ne reviens pas ». L’appartement de Monsieur Paul la surprend avec ses plafonds très hauts,  ses tapis épais,  ses tentures sombres et ses meubles anciens. La chambre  où il l’installe est tout autre : elle est pleine de couleurs avec quelques meubles en pin, des décorations enfantines  et donne sur un petit jardin intérieur. De suite elle se sent bien dans  l’univers d’Alice au pays des merveilles et elle sourit. Elle trouve Monsieur  Paul très bienveillant même s’il n’a pas l’affectivité débordante des gens de chez elle. Peu à peu ils apprennent à se connaître. Elle lui raconte Marie Galante, les plages de sable doré, les odeurs  enivrantes des fleurs, les saveurs exotiques, son grand-père qui lui a appris la musique et la danse. Elle est fière d’être allée à l’école et d’avoir obtenu le brevet des collèges. Passionnée par le chant elle connaît tout le répertoire créole et son rêve est d’en faire son métier.

          Monsieur Paul habitué à vivre seul se surprend à aimer la présence de Mia. Elle rit, chante, danse et sa joie est communicative. Tout l’amuse : le ténor qui vocalise dans l’appartement voisin, le chat de la voisine qui gratte à la fenêtre et la maladresse de Monsieur Paul quand il se mêle de la cuisine. J’ai accueilli un « oiseau des îles » et l’atmosphère de la maison en est changé confie-t-il à un ami. Très vite elle trouve un travail à temps partiel et par la Maison des Associations elle intègre un groupe vocal antillais. C’est elle qui s’occupe des courses, des repas et du ménage. Elle aime le dimanche préparer des plats de son pays que Monsieur Paul trouve meilleurs que les ceux du traiteur. Relégués dans un placard les bibelots encombrants au profit de fleurs de son île  qui décorent et embaument. Quand il rentre le soir après son service, il trouve un appartement accueillant, et il entend Mia répéter ses chants créoles qui le ravissent. Quand le groupe vocal, qui a pris le nom de Groupe Antillais Lyonnais, donne un spectacle,  il est toujours au premier rang.

          Bientôt ils fêtent  le premier anniversaire de l’arrivée de Mia. C’est l’occasion d’un dîner antillais préparé avec soin par Mia avec notamment le colombo de porc que Monsieur  Paul apprécie particulièrement. Ils ne savent pas encore  qu’il n’y en aura pas d’autre. Quelques semaines plus tard en rentrant chez  lui  il trouve l’appartement vide avec quelques mots griffonnés à la hâte sur un papier : « merci pour tout ». Par l’Association il apprend que Mia est partie rejoindre  le Groupe Antillais Lyonnais qui se produit avec un certain succès au Canada.

         Monsieur Paul ne se remet pas de son départ. Il perd peu à peu le goût de son métier et ses prestations de sommelier s’en font sentir. Peut-être abuse-t-il trop des vins qu’il teste ? Compte tenu de son âge le Directeur de l’Etablissement propose sa mise à la retraite.

          Il prend l’habitude de venir tous les jours dans le jardin de la place Sathonay. C’est pour lui  le plus beau et le plus triste lieu du monde. C’est ici que Mia a apparu un beau lundi de printemps avant de s’envoler un an plus tard. Privé de ses éclats de rire, de sa joie de vivre et de son exubérance il se sent orphelin, il l’attend. il est sur qu’elle reviendra.