Il était là devant moi, seul dans ce coin de nature, majestueux, élancé vers le ciel avec son écorce blanche aux reflets argentés et son feuillage éthéré. Traversé par un soleil doré de fin d’automne, ses petites feuilles jaillissaient telles des étoiles brillantes et moirées. D’un bond j’étais près de lui, l’enlaçant avec passion comme on le fait pour un être cher, bouleversée d’émotion devant l’arbre de mon enfance. Ce n’était pas le vrai car je savais ce qu’il était devenu, mais pour moi c’était lui réincarné. Je pleurais serrée contre lui et les souvenirs renaissaient.
Encore arbrisseau il avait été planté le jour de ma naissance dans le jardin de la maison familiale pour qu’on grandisse ensemble, qu’on vive ensemble et qu’on vieillisse ensemble. Ce premier dimanche de mai nous fêtons nos cinq ans et c’est le premier souvenir que je garde de nous deux. Est-ce un vrai souvenir ou est-ce plutôt la photo prise ce jour-là qui fixe pour moi à jamais ce moment ? On y voit une petite fille en tenue de fête, sa tête bouclée levée vers celui qui la dépasse déjà de plusieurs mètres, le regardant avec admiration. Ensuite tout est allé très vite : la scolarité et l’ami que je retrouvais à la sortie de la classe pour lui raconter mes journées, mes joies, mes peines, mes découvertes, telle l’acquisition de la lecture qui ouvre la porte au monde irréel des contes que je lui murmurais avec la passion imaginative de mes dix ans. L’oreille collée à son tronc blanc et lisse j’entendais, du moins je le croyais, sa respiration que j’interprétais comme un acquiescement complice. L’hiver nous séparait un peu mais je le regardais depuis la fenêtre de ma chambre, fascinée, quand la neige recouvrait ses branches dépouillées. Il me revient en mémoire ce début de poème d’un auteur russe dont j’ai oublié le nom :
« Le bouleau blanc sous ma fenêtre
S’est couvert de neige
On dirait de l’argent »
Les saisons succédaient aux saisons et nous grandissions côte à côte, lui plus que moi. Désormais mes petits bras ne faisaient plus le tour de son tronc, mais c’était un émerveillement de le voir s’épanouir à chaque printemps. Il se renforçait pour soutenir des branchages de plus en plus fournis de feuilles et de fleurs. A quinze ans, alors que j’étais dans l’âge ingrat de l’adolescence, il explosait de beauté ayant presque atteint sa taille d’adulte, développant une grande surface d’ombre où je me réfugiais dès les beaux jours. Le dos appuyé à son écorce accueillante, je me laissais aller à la rêverie écrivant des poèmes que je lisais à voix basse, rien que pour lui, et dont je sentais l’approbation dans le bruissement de ses feuilles au-dessus de moi. Les vers parlaient de lui, de sa majesté, de sa beauté et du bonheur que sa présence créait en moi. J’ai toujours ce recueil avec moi, souvenir d’un passé heureux. Je dus m’éloigner afin de poursuivre mes études à une certaine distance de la demeure familiale, mais je revenais au bercail en fin de semaine et pendant les vacances scolaires. Jamais à chaque retour je n’ai traversé le jardin sans m’arrêter longuement auprès de lui pour l’étreindre et lui dire combien je l’aimais et combien il me manquait. Loin de lui je me sentais déboussolée, bancale, une partie de moi restait entrelacée dans ses racines. Pourtant à la cité universitaire où je résidais je m’étais fait des copines et des copains et même un très proche qui rendait ma vie heureuse. Toutefois personne n’était au courant de mon secret et de ce lien qui m’unissait depuis l’enfance à l’arbre ami. Je n’aurais pas su trouver les mots pour expliquer ce sentiment irrationnel si profond et je craignais le sourire railleur de mon entourage. Nous avions vingt ans et étions l’un et l’autre à l’apogée de notre beauté. Lui avec son allure altière et ses branches lourdement chargées dressées vers le ciel, dominateur et protecteur, et moi légère et gracieuse si fragile à côté d’une telle force de vie. Parfois je m’imaginais un demi-siècle plus tard vieillie et blanchie entourée de mes petits-enfants, assise au plus près de lui, plus fort et viril que jamais, avec encore de longues années de vie devant lui. J’appris à mes dépens que la nature n’aime pas que l’on écrive l’avenir.
A la fin de mes études je partis travailler un an à Boston. C’était une opportunité à saisir ! Je lui dis au revoir avec des larmes dans les yeux l’assurant que l’année passerait vite et lui promettant que nous nous retrouverions bientôt. D’un an le contrat passa à deux ans sans retour possible en France. Certes le travail m’intéressait mais l’isolement commençait à me peser. Je pensais souvent à mon arbre qui savait si bien apaiser mes chagrins et avec le temps une angoisse inexpliquée et incontrôlable monta en moi. Je dormais mal, je vivais mal et je pleurais souvent. Pour ne pas inquiéter ma famille je gardais le silence. Dans une de ses lettres ma mère me révéla tardivement que, un an après mon départ, le plus grand arbre du jardin était tombé malade : un champignon nocif s’était développé dans ses racines et un traitement était en cours pour enrayer sa propagation. Elle se voulait rassurante mais je savais au fond de moi que rien ne pourrait le sauver. Je n’ai jamais cru à ce poison convaincue que notre trop longue séparation était à l’origine de son mal. Moi-même je n’allais pas bien, un traitement anti dépressif sévère et un retour anticipé en France s’imposèrent. Quelques jours avant de quitter Boston, en pleine nuit, je ressentis soudain une douleur foudroyante comme un coup de couteau. L’image d’une hache qui s’abat était devant mes yeux et ne me quittait plus. Hébétée, sous le choc, je savais que je venais de perdre mon ami.
Aucun arbre ne le remplaça dans le jardin.