La fuite

Un enfant court vers la porte qui ferme le jardin quand une voix masculine venant de l’intérieur de la maison lui crie : Damien tu ne sors pas ! Damien est un gentil bambin de cinq ans, vif et obéissant, toujours prêt pour l’aventure. Quand il demande où est sa maman on lui répond qu’elle est partie pour un long voyage mais qu’il la retrouvera un jour.

Il aborde l’école primaire de son village avec enthousiasme où il se révèle être un élève intéressé, comprenant vite et apprenant sans peine. Le meilleur moment pour lui c’est l’heure de la sortie quand il retrouve ses copains au stade pour une partie de foot ou quand il va flâner le long de la rivière. Ces cinq années de primaire n’ont été pour lui que du plaisir. A dix ans il a son premier vélo et connaît alors la joie souvent renouvelée de l’échappée en solitaire. Quand l’envie le saisit il ne résiste pas et sa balade ressemble déjà à une fuite. Bien qu’il ait compris la raison de l’absence définitive de sa mère, il sera toute sa vie à la recherche d’un ailleurs qui le poussera sans cesse à s’enfuir. Peut-être inconsciemment cherche-t-il à la rejoindre ?

Son comportement d’enfant sera pourtant pour lui le début d’un long chemin de croix. Le problème s’est vraiment révélé lors de son entrée au collège. Son père, notaire, très ancré dans son village, n’avait d’autre solution pour son fils que le pensionnat de la ville voisine. Enfant unique, privé très jeune d’une mère, il accepte la rupture sans problème apparent. Nouvel environnement, nouveaux copains, il s’intègre du mieux qu’il peut. Le trouble de ses cinq ans lui revient un jour tel un boomerang sans vraiment de raison : une pulsion soudaine et ce besoin irrépressible de fuir. C’est le début de plusieurs fugues sans conséquence grave car de lui-même il revient très vite semblant prendre conscience de l’irresponsabilité de son acte. Son père convoqué au collège pour une fugue plus longue que les autres voit là une simple incartade d’un ado en crise. La suite lui donne raison car les trois années de lycée se passent bien. Le voilà brillant bachelier admis dans une prestigieuse école de commerce. Quelques années de rémission jusqu’à ce diplôme qui lui ouvre la porte d’un bel avenir. Nouvel assaut du syndrome qui l’exhorte à partir pour un tour du monde qu’il interrompra très vite sans raison alors que la vie lui sourit. Quoi de plus normal pour un étudiant en fin d’études de souhaiter une année sabbatique avant de se lancer dans la vie active pensent ses proches, Damien seul connait le trouble qui le ronge depuis l’enfance et ce voyage a un nom : la fuite. 

L’entrée dans la vie professionnelle lui ouvre de nouvelles perspectives. De la théorie apprise à l’école de commerce il passe à la pratique et jongle avec les statistiques, les pronostics boursiers, les investissements financiers avec passion et réussite.  C’est ainsi qu’il se retrouve six ans plus tard dans le costume d’un trader à la vie facile et étourdissante. Les échappées du pensionnat, le tour du monde avorté lui semblent loin mais le trouble, même s’il s’est éloigné, est toujours présent. Il sait qu’il est en embuscade prêt à réapparaitre sans prévenir et qu’il sera le plus fort. Et pourtant il ne le craint pas. Il a endossé sa peur de fuir comme on enfile une seconde peau. Ce qui le chagrine ce n’est pas la fuite en elle-même mais les conséquences qu’elle peut avoir sur les personnes qu’il pourrait blesser, sans le vouloir, peut-être définitivement. Et parmi ces personnes il y a Laura, une camarade de promo, dont il était tombé amoureux et qu’il retrouve par hasard après son périple. Et si l’histoire ne se reproduisait pas ? Si l’exception était là. L’amour sera-t-il plus fort que le mal dont il souffre ? Damien veut y croire. Quatre ans de bonheur et de parfaite entente sans ressentir la moindre pulsion. Est-ce le désir d’enfant exprimé avec conviction par Laura, il ne le sait pas, mais le syndrome s’abat de nouveau sur lui avec une force jamais connue. Il n’en avait jamais parlé à sa compagne par pudeur et aussi culpabilité. Il a peur de ne pas pouvoir assumer la responsabilité de l’éducation d’un enfant, étant lui-même trop instable. Un jour brutalement c’est le départ sans explication laissant Laura sous le choc De psy en psy, de séance en séance, d’espoir en déception, chaque fois la fuite veille telle une sentinelle ! Il se met à douter : et si sa vie était à jamais cet ailleurs qui le tiraille et qu’il avait en vain essayé d’étouffer ?

Il en est de même avec l’amitié. Quand d’autres se targuent d’avoir un ami d’enfance, voire un seul ami à qui tout confier, lui n’a pas connu cette intimité. Avec Antoine c’est une découverte. Tout à coup tout parait simple. C’est comme une évidence, peut-être même la solution à ses angoisses. Tant d’années à nier sa vraie personnalité, son moi profond, peut-être va-t-il enfin accepter d’être lui-même, d’être libre de suivre ses pulsions sans rendre de compte à quiconque. Sa rencontre avec Antoine est déterminante. Ce dernier avait, très jeune, tourné le dos à sa famille, à son milieu social, en refusant de poursuivre des études malgré ses aptitudes. Passionné de photos, il était parti en Amérique du Sud, avait sillonné les pays, vivant de petits boulots et rassemblant des photos inédites qu’il vendait à des magazines épris de nature sauvage. Peu à peu il s’était  fait connaître dans ce milieu et c’est par hasard que Damien l’avait croisé lors d’une projection privée à laquelle il avait été convié. L’empathie fut immédiate, la communication facile et leur conception de la liberté les rapprocha. Antoine avait un projet de voyage au Nicaragua et recherchait un reporter pour la préparation d’un document support à ses photos. Damien, séduit, donna immédiatement son accord et démissionna de son poste de trader. Il connaissait un peu le pays et sans être journaliste l’écriture ne lui posait aucun problème. Il savait peu de choses sur Antoine mais il avait compris que c’était un homme libre qui avait des rêves et qui allait au bout de ses rêves.

Vient le jour du départ. Les préparatifs d’usage effectués et les contraintes administratives résolues, Damien se sent prêt. Cette fois ce n’est pas vraiment une fuite mais un choix. Son père, récemment décédé, plus rien ne le retient. Il garde la maison de Sologne, cachée dans les arbres où il aime tant se réfugier, parce qu’il sait qu’un jour il la retrouvera. Et maintenant il part dans un pays presque inconnu avec de quoi chasser tous ses démons. L’enthousiasme d’Antoine et son rire tellement communicatif offrent à Damien la perspective d’une vie aventureuse, lui le sédentaire ne s’ouvrant aux autres qu’avec parcimonie.

L’aéroport noyé dans le brouillard ce jour-là tous les vols sont retardés.

Damien bavarde avec Antoine en évoquant la vie qu’ils vont découvrir ensemble dans ce pays  d’Amérique centrale. Enthousiasme et passion de la découverte les rapprochent et les excitent. Damien se sent libéré et heureux de cette nouvelle page qui s’ouvre à lui.

L’avion décolle enfin. Il n’arrivera jamais à Managua. Pris dans un orage violent et foudroyé, il s’abimera en mer.

Cette « fuite «  sera la dernière de Damien et la plus belle car elle était porteuse des espoirs les plus fous.

 Partir pour renaître telle a toujours été la devise de Damien !