Tu m’as volé ma vie
Tout avait si bien commencé. Fils unique d’une famille aisée propriétaire de quelques hectares en Champagne, Arnaud a connu une enfance dorée. Dorloté, choyé par des parents aimants qui, à quarante ans passés, avaient opté pour l’adoption n’ayant pu, à leur grand regret, assumer eux-mêmes leur descendance. Mais ce fils, dont nul ne savait d’où il venait, avait comblé tous leurs désirs et toutes leurs espérances.
Jouissant d’une éducation stricte sans être sévère, Arnaud conjuguait le travail et les loisirs sans jamais se plaindre. Un seul bémol dans sa vie : sa grande solitude. Pourtant inscrit dans les meilleurs clubs sportifs de la région, il avait du mal avec les jeunes de son âge auxquels il enviait l’insouciance et la légèreté. Sa timidité lui interdisait tout contact avec les jeunes filles qu’il admirait de loin, mais surtout il ne savait pas trop encore où se situait sa sexualité. Il aurait tellement aimé avoir un frère ou une sœur avec qui partager ses doutes, ses pensées les plus profondes et tout ce que le hasard lui avait offert. La mort accidentelle de ses parents à la veille de ses vingt-cinq ans avait plongé Arnaud dans un grand désarroi mais il avait repris avec courage le domaine en main, déjà bien rompu à cet exercice. L’espoir vint un matin d’une lettre recommandée envoyée par le notaire de la famille. Il ne savait pas pourquoi il attendait quelque chose de ce rendez-vous, mais il en pressentait une grande joie.
En ce mois décembre où l’activité est au repos, où dans tous les foyers on prépare les fêtes, où la ville ressemble à un grand arbre de Noël, où les gens arpentent les rues des paquets plein les bras, la solitude d’Arnaud s’accroit. A quoi bon mettre le champagne au frais si c’est pour le boire seul ! Il se souvient des ses noëls passés où, entouré de rires et de chaleur en découvrant un à un ses cadeaux, il allait se jeter dans les bras de sa mère. Aujourd’hui ce ne sont que des places vides qui lui tendent les bras. Au moins à partir du printemps quand la vie reprend il est tellement occupé qu’il n’a pas le temps de s’apitoyer sur lui-même. Mais en cette veille de natalité rien ne contente le cœur d’Arnaud.
Vint le jour du fameux rendez-vous. Quand Arnaud arrive à l’Etude on le conduit dans une pièce où est déjà confortablement installé dans un fauteuil, un jeune homme vêtu d’un blouson de cuir noir, d’une casquette sur la tête et de rangers aux pieds. Ami de longue date de la famille, après les salutations d’usage, maître Gribon s’adresse à Arnaud en ces mots : je te présente Renaud, ton frère.
A ce moment de l’histoire il faut remonter quelques années en arrière. Armand, le père adoptif d’Arnaud, avait connu avec une employée saisonnière une passion physique intense et la jeune fille était tombée enceinte. D’un commun accord elle quitta la région avec la promesse qu’Armand subviendrait à l’éducation de l’enfant et à son confort personnel, à condition qu’il ne connaisse le nom de son père qu’au décès de celui-ci et de son épouse. La jeune fille partit rejoindre sa famille en Bretagne où naquit son enfant qu’elle déclara sous son nom. Par l’intermédiaire du notaire, mis dans la confidence, une somme lui était allouée chaque mois et tout se passa ainsi jusqu’à la mort accidentelle d’Armand et de son épouse. A l’époque, s’il avait avoué son infidélité à sa femme, connaissant son côté entier, il pouvait craindre un divorce qui aurait mis la propriété en danger. Peu après cette folle aventure et d’insuccès pour procréer, ils adoptèrent Arnaud encore bébé. Si bien que l’enfant adultérin et Arnaud ne devait pas avoir plus de deux ans d’écart. La mère de Renaud ne recevant plus ses mensualités apprit par le biais de maître Gribon le décès d’Armand et de son épouse et en même temps que la condition sur le secret de la naissance était levé. Renaud était légalement le fils d’Armand.
Revenons à l’Etude. La surprise passée, Arnaud trop heureux de cette nouvelle ne pose aucune question. Un large sourire aux lèvres il tend une main chaleureuse à Renaud qui la serre mollement. Le notaire explique à Renaud les modalités de la succession à savoir qu’il peut à son gré accepter ou refuser cet héritage. Désormais il devient propriétaire de la moitié du domaine, libre à lui de vendre sa part mais ce serait dommage car l’exploitation marche bien et les bénéfices sont conséquents. Dans le cas où il accepte son héritage il devra travailler de conserve avec Arnaud qui, de son côté, souhaite vivement cette collaboration ou donner un pouvoir à Arnaud. Renaud demande un temps de réflexion et pense en regardant Arnaud qu’il a trouvé plus bâtard que lui.
Quel bonheur pense Arnaud, j’ai un frère ! Que de choses allons nous pouvoir faire ensemble ! Ce n’est pas le même sang qui coule dans nos veines, mais le hasard nous a choisis.
Renaud qui ne vit toute l’année que de petits boulots, de petits larcins, de petites combines dans cette banlieue nord de Paris où les fréquentations mènent tout droit au poste de police, n’a nullement l’intention de refuser cet héritage car il entrevoit une existence dorée, pour tout dire une vie de patachon. Il n’a plus de souci à se faire pour son avenir et il remercie en pensée sa mère pour lui avoir choisi un père aussi fortuné. Le champagne il n’y connait rien, il n’a pas eu beaucoup l’occasion d’en boire c’est, pour lui, un breuvage réservé aux bourges. Arrivés au domaine Arnaud débouche une bouteille de son année de naissance pour fêter l’évènement.
L’année qui suivit se passa en fêtes et en beuveries. Renaud racolait tout ce qu’il y avait de voyous dans les environs, la musique braillait et le champagne coulait à flot. Il ne participait à aucune tâche laissant Arnaud engranger les bénéfices qu’il dépensait allégrement. Déçu, tapi dans l’ombre, Arnaud n’en pouvait plus de passer des nuits blanches quand le matin il fallait se lever à l’aurore et travailler dur. Il surgit un soir un fusil de chasse entre les mains sommant tout ce monde de dégénérés de décamper au plus vite.
Renaud, en dépit de son attitude de voyou n’avait pas accepté l’héritage pour jouer les figurants. Il imaginait des plans machiavéliques pour se débarrasser de ce frère encombrant, tout en réalisant que, sans son frère, l’exploitation coulerait, mais chaque fois qu’une idée morbide lui venait en tête elle allait à l’encontre de ses intérêts. Donc avant de mettre un plan quelconque à exécution il fallait qu’il connaisse le métier à fond pour pouvoir diriger seul le domaine ou qu’il se fasse aider par un homme d’expérience. Il le trouva en la personne de Paul, un retraité viticulteur du coin qui venait de céder sa parcelle à son fils. Affable, connaissant bien le terrain et heureux de transmettre son savoir, il forma avec Renaud une équipe solide et complémentaire. Arnaud n’en prit pas ombrage mais au contraire félicita Renaud qui apprenait vite et bien. Lui, le jeune homme de banlieue, s’attacha à cette terre champenoise comme un père s’attache à son enfant. Rien de ce que lui disait Paul ne lui échappait. Telle une éponge il absorbait cette connaissance pour s’en servir plus tard. Du jour au lendemain, il se conduisit comme un employé modèle, travaillant dur, se couchant avec les poules et se levant au chant du coq.
Arnaud fut surpris du revirement de Renaud. Aurait-il laissé derrière lui son passé douteux pour se construire une vie où le travail et l’honnêteté prendraient place ? Il était assez naïf pour le croire. Mais qu’importe, les affaires marchaient bien. La présence de Paul rappelait à Arnaud son père par sa capacité à décider ce qui était bon ou pas pour le cépage. Il ne vit pas le piège qui se mettait en place et se refermait sur lui.
S’ensuivirent des années glorieuses où le vin issu du raisin du domaine fut d’une qualité exceptionnelle. La propriété gagna en réputation et les bénéfices doublèrent. Renaud, d’année en année, sans qu’Arnaud le réalise vraiment, devenait le vrai patron. Insidieusement il avait investi les différents rouages évinçant son frère de toute décision. Leurs relations n’étaient ni bonnes, ni mauvaises, elles étaient inexistantes. La seule satisfaction d’Arnaud était les bénéfices versés aux deux actionnaires.
Après avoir échappé à plusieurs accidents qu’il qualifiait de malchances, Arnaud fut cloué au lit plusieurs semaines sans qu’on sache exactement d’où venait le mal et qui avait bien failli l’envoyer ad patres. Sa naïveté disparue, il connaissait maintenant l’origine de ses troubles. Il se montra prudent et soupçonneux. Tout en conservant un visage avenant, la méfiance s’incrustait comme le ver dans la pomme.
Renaud continuait à tendre ses pièges comme l’araignée tisse sa toile, mais à chaque fois Arnaud s’en sortait miraculeusement ; à croire qu’il était né sous une bonne étoile ou qu’il jouissait d’une protection divine. Vigneron accompli Renaud avait congédié Paul qui n’avait plus rien à lui apprendre, au grand désespoir d’Arnaud habitué à cette présence rassurante. Se retrouver seul avec ce faux-frère, maintenant qu’il savait d’où venait son mal, n’était pas fait pour le tranquilliser.
Depuis la rencontre chez le notaire le rêve caché de Renaud était de posséder seul le domaine. Le hasard répondit à sa demande. Arnaud se tua en voiture à l’âge de trente ans après avoir raté un virage un soir d’hiver : ennui mécanique, endormissement ou geste fratricide, le mystère demeure.