L’eau bleue

L’eau bleue

 

Je l’ai découverte un matin

Sortant de la brume

Sous sa canopée de feuillure

Eau magique intense et pure

Que le soleil tente d’effleurer

Alanguie comme une femme endormie

Avec ses îlots rocheux

Comme des seins qui pointent

J’ai bâti ma maison tout autour

Avec de hauts murs blancs

Pour la soustraire aux regards

Comme on cache sa pudeur

Etreinte douce et ferme

Et puis un matin sournoisement

Elle a filé sous la terre

Attirée par un démon

Aux allures de prince

Pourtant elle ne disparaît pas

Elle s’éclipse seulement

Discrète et souterraine

Indolente et lascive

Au gré de ses fantasmes

Pour une résurgence

Un jour quelque part

A l’appel du grand large

Tu m’as volé ma vie

      Tu m’as volé ma vie

          Tout avait si bien commencé. Fils unique d’une famille aisée propriétaire de quelques hectares en Champagne, Arnaud a connu une enfance dorée. Dorloté, choyé par des parents aimants qui, à quarante ans passés, avaient opté pour l’adoption n’ayant pu, à leur grand regret, assumer eux-mêmes leur descendance. Mais ce fils, dont nul ne savait d’où il venait, avait comblé tous leurs désirs et toutes leurs espérances.

          Jouissant d’une éducation stricte sans être sévère, Arnaud conjuguait le travail et les loisirs sans jamais se plaindre. Un seul bémol dans sa vie : sa grande solitude. Pourtant inscrit dans les meilleurs clubs sportifs de la région, il avait du mal avec les jeunes de son âge auxquels il enviait l’insouciance et la légèreté. Sa timidité lui interdisait tout contact avec les jeunes filles qu’il admirait de loin, mais surtout il ne savait pas trop encore où se situait sa sexualité. Il aurait tellement aimé avoir un frère ou une sœur avec qui partager ses doutes, ses pensées les plus profondes et tout ce que le hasard lui avait offert. La mort accidentelle de ses parents à la veille de ses vingt-cinq ans avait plongé Arnaud dans un grand désarroi mais il avait repris avec courage le domaine en main, déjà bien rompu à cet exercice. L’espoir vint un matin d’une lettre recommandée envoyée par le notaire de la famille. Il ne savait pas pourquoi il attendait quelque chose de ce rendez-vous, mais il en pressentait une grande joie.

          En ce mois décembre où l’activité est au repos, où dans tous les foyers on prépare les fêtes, où la ville ressemble à un grand arbre de Noël, où les gens arpentent les rues des paquets plein les bras, la solitude d’Arnaud s’accroit. A quoi bon mettre le champagne au frais si c’est pour le boire seul ! Il se souvient des ses noëls passés où, entouré de rires et de chaleur en découvrant un à un ses cadeaux, il allait se jeter dans les bras de sa mère. Aujourd’hui ce ne sont que des places vides qui lui tendent les bras. Au moins à partir du printemps quand la vie reprend il est tellement occupé qu’il n’a pas le temps de s’apitoyer sur lui-même. Mais en cette veille de natalité rien ne contente le cœur d’Arnaud.

          Vint le jour du fameux rendez-vous. Quand Arnaud arrive à l’Etude on le conduit dans une pièce où est déjà confortablement installé dans un fauteuil, un jeune homme vêtu d’un blouson de cuir noir, d’une casquette sur la tête et de rangers aux pieds. Ami de longue date de la famille, après les salutations d’usage, maître Gribon s’adresse à Arnaud en ces mots : je te présente Renaud, ton frère.

          A ce moment de l’histoire il faut remonter quelques années en arrière. Armand, le père adoptif d’Arnaud, avait connu avec une employée saisonnière une passion physique intense et la jeune fille était tombée enceinte. D’un commun accord elle quitta la région avec la promesse qu’Armand subviendrait à l’éducation de l’enfant et à son confort personnel, à condition qu’il ne connaisse le nom de son père qu’au décès de celui-ci et de son épouse. La jeune fille partit rejoindre sa famille en Bretagne où naquit son enfant qu’elle déclara sous son nom. Par l’intermédiaire du notaire, mis dans la confidence, une somme lui était allouée chaque mois et tout se passa ainsi jusqu’à la mort accidentelle d’Armand et de son épouse. A l’époque, s’il avait avoué son infidélité à sa femme, connaissant son côté entier, il pouvait craindre un divorce qui aurait mis la propriété en danger. Peu après cette folle aventure et d’insuccès pour procréer, ils adoptèrent Arnaud encore bébé. Si bien que l’enfant adultérin et Arnaud ne devait pas avoir plus de deux ans d’écart. La mère de Renaud ne recevant plus ses mensualités apprit par le biais de maître Gribon le décès d’Armand et de son épouse et en même temps que la condition sur le secret de la naissance était levé. Renaud était légalement le fils d’Armand.

          Revenons à l’Etude. La surprise passée, Arnaud trop heureux de cette nouvelle ne pose aucune question. Un large sourire aux lèvres il tend une main chaleureuse à Renaud qui la serre mollement. Le notaire explique à Renaud les modalités de la succession à savoir qu’il peut à son gré accepter ou refuser cet héritage. Désormais il devient propriétaire de la moitié du domaine, libre à lui de vendre sa part mais ce serait dommage car l’exploitation marche bien et les bénéfices sont conséquents. Dans le cas où il accepte son héritage il devra travailler de conserve avec Arnaud qui, de son côté, souhaite vivement cette collaboration ou donner un pouvoir à Arnaud. Renaud demande un temps de réflexion et pense en regardant Arnaud qu’il a trouvé plus bâtard que lui.

          Quel bonheur pense Arnaud, j’ai un frère ! Que de choses allons nous pouvoir faire ensemble ! Ce n’est pas le même sang qui coule dans nos veines, mais le hasard nous a choisis.

          Renaud qui ne vit toute l’année que de petits boulots, de petits larcins, de petites combines dans cette banlieue nord de Paris où les fréquentations mènent tout droit au poste de police, n’a nullement l’intention de refuser cet héritage car il entrevoit une existence dorée, pour tout dire une vie de patachon. Il n’a plus de souci à se faire pour son avenir et il remercie en pensée sa mère pour lui avoir choisi un père aussi fortuné. Le champagne il n’y connait rien, il n’a pas eu beaucoup l’occasion d’en boire c’est, pour lui, un breuvage réservé aux bourges. Arrivés au domaine Arnaud débouche une bouteille de son année de naissance pour fêter l’évènement.

          L’année qui suivit se passa en fêtes et en beuveries. Renaud racolait tout ce qu’il y avait de voyous dans les environs, la musique braillait et le champagne coulait à flot. Il ne participait à aucune tâche laissant Arnaud engranger les bénéfices qu’il dépensait allégrement. Déçu, tapi dans l’ombre, Arnaud n’en pouvait plus de passer des nuits blanches quand le matin il fallait se lever à l’aurore et travailler dur. Il surgit un soir un fusil de chasse entre les mains sommant tout ce monde de dégénérés de décamper au plus vite.

          Renaud, en dépit de son attitude de voyou n’avait pas accepté l’héritage pour jouer les figurants. Il imaginait des plans machiavéliques pour se débarrasser de ce frère encombrant, tout en réalisant que, sans son frère, l’exploitation coulerait, mais chaque fois qu’une idée morbide lui venait en tête elle allait à l’encontre de ses intérêts. Donc avant de mettre un plan quelconque à exécution il fallait qu’il connaisse le métier à fond pour pouvoir diriger seul le domaine ou qu’il se fasse aider par un homme d’expérience. Il le trouva en la personne de Paul, un retraité viticulteur du coin qui venait de céder sa parcelle à son fils. Affable, connaissant bien le terrain et heureux de transmettre son savoir, il forma avec Renaud une équipe solide et complémentaire. Arnaud n’en prit pas ombrage mais au contraire félicita Renaud qui apprenait vite et bien. Lui, le jeune homme de banlieue, s’attacha à cette terre champenoise comme un père s’attache à son enfant. Rien de ce que lui disait Paul ne lui échappait. Telle une éponge il absorbait cette connaissance pour s’en servir plus tard. Du jour au lendemain, il se conduisit comme un employé modèle, travaillant dur, se couchant avec les poules et se levant au chant du coq.

          Arnaud fut surpris du revirement de Renaud. Aurait-il laissé derrière lui son passé douteux pour se construire une vie où le travail et l’honnêteté prendraient place ? Il était assez naïf pour le croire. Mais qu’importe, les affaires marchaient bien. La présence de Paul rappelait à Arnaud son père par sa capacité à décider ce qui était bon ou pas pour le cépage. Il ne vit pas le piège qui se mettait en place et se refermait sur lui.

          S’ensuivirent des années glorieuses où le vin issu du raisin du domaine fut d’une qualité exceptionnelle. La propriété gagna en réputation et les bénéfices doublèrent. Renaud, d’année en année, sans qu’Arnaud le réalise vraiment, devenait le vrai patron. Insidieusement il avait investi les différents rouages évinçant son frère de toute décision. Leurs relations n’étaient ni bonnes, ni mauvaises, elles étaient inexistantes. La seule satisfaction d’Arnaud était les bénéfices versés aux deux actionnaires.

          Après avoir échappé à plusieurs accidents qu’il qualifiait de malchances, Arnaud fut cloué au lit plusieurs semaines sans qu’on sache exactement d’où venait le mal et qui avait bien failli l’envoyer ad patres. Sa naïveté disparue, il connaissait maintenant l’origine de ses troubles. Il se montra prudent et soupçonneux. Tout en conservant un visage avenant, la méfiance s’incrustait comme le ver dans la pomme.

          Renaud continuait à tendre ses pièges comme l’araignée tisse sa toile, mais à chaque fois Arnaud s’en sortait miraculeusement ; à croire qu’il était né sous une bonne étoile ou qu’il jouissait d’une protection divine. Vigneron accompli Renaud avait congédié Paul qui n’avait plus rien à lui apprendre, au grand désespoir d’Arnaud habitué à cette présence  rassurante. Se retrouver seul avec ce faux-frère, maintenant qu’il savait d’où venait son mal, n’était pas fait pour le tranquilliser.

          Depuis la rencontre chez le notaire le rêve caché de Renaud était de posséder seul le domaine. Le hasard répondit à sa demande. Arnaud se tua en voiture à l’âge de trente ans après avoir raté un virage un soir d’hiver : ennui mécanique, endormissement ou geste fratricide, le mystère demeure.

Monsieur Paul

Monsieur Paul

Il est là en face d’elle dans l’étroite boutique de presse de la place Sathonay. Il est là mais il ne la voit pas.  Elle lui tend comme chaque jour un exemplaire du Progrès et un paquet de Malboro. Il paie sans un mot, ne dit pas merci mais lève seulement la main pour répondre au rituel « bonne journée ». La soixantaine bien marquée, il arbore un manteau de bonne facture un peu fatigué, il porte un chapeau en tweed anglais  et des lunettes teintées qui cachent ses yeux. Bien que français il a tout du lord anglais qui a connu des revers de fortune.

          Comme hier et comme il le fera demain, il va s’asseoir sur le même banc du petit jardin public qui occupe le centre de la place.  Il allume une cigarette, il écarte les jambes, laisse ses bras tomber entre ses genoux  et regarde ses pieds. Rien de ce qui l’entoure lui fait bouger la tête : ni les bus qui circulent avec bruit,  ni les marteaux piqueurs des ouvriers qui perforent la rue, ni les klaxons des automobilistes impatients. Cet homme est différent des autres. Il semble attendre quelqu’un qui ne vient jamais. Il reste deux heures dans le repli de lui-même avec les cigarettes comme seul compagnon, le journal non ouvert posé à côté de lui.  Comment en est-il arrivé là ? Il suffit de l’envol d’un oiseau pour qu’une vie se désaccorde. Il s’appelle Paul, Monsieur Paul pour ses collègues de travail.

          Il pense à ce lundi où il l’a rencontrée. Il ne travaille jamais le lundi. Le temps était beau et le ciel donnait envie de sortir. Il avait descendu les pentes de la Croix Rousse où il habite pour boire un café et acheter le  journal Place Sathonay. Comme il le faisait parfois il s’était assis sur un banc du jardin pour savourer la douceur de la matinée C’est là qu’elle est venue vers lui. Légère  et gracieuse elle lui a demandé sans timidité quelques pièces de monnaie pour acheter du pain. « Je n’ai pas mangé depuis deux jours » avoue- t-elle avec un sourire triste. C’est devant un solide petit déjeuner qu’elle raconte à Paul : » Je m’appelle Mia, J’ai 18 ans et je suis arrivée il y a cinq  jours de Guadeloupe  où vit ma mère avec mes six frères et sœurs. Je suis l’aînée de la fratrie et mon père français de la métropole a abandonné ma mère et ne m’a jamais reconnue. Il habite Lyon et je suis venue pour le voir mais il a refusé de me rencontrer et m’a dit d’un ton sans appel de ne jamais revenir.  Je n’ai plus d’argent et ne sais pas où loger dit-elle les yeux pleins de larmes. »

          Monsieur Paul  proche de la retraite est sommelier  dans un restaurant étoilé de Lyon depuis de nombreuses années.  Il est passionné d’œnologie et son métier le comble. Ca suffit à le rendre presque heureux malgré la mort de sa femme il y a cinq ans. Leur grand malheur à tous les deux avait été de ne pas avoir de descendance mais avec le temps ils s’étaient résignés. Bouleversée par la détresse de Mia et sans vraiment réfléchir il lui propose la chambre préparée avec amour  pour un enfant jamais venu. C’est ainsi que Mia et son gros sac à dos remonte la rue des Capucins jusqu’à l’immeuble ancien mais de bonne tenue où habite Monsieur  Paul. Elle s’amuse de ce quartier des pentes, accroché à la colline, aux rues étroites et biscornues, aux maisons d’un autre siècle. Impossible pour le soleil qui brille en ce beau jour de printemps de se frayer un chemin jusqu’aux habitations. Rien à voir avec la lumière éblouissante de son pays qui éclaire les cabanons en bois coloré aux larges ouvertures sur l’océan.

          Un peu de tristesse l’envahit quand elle pense à la phrase menaçante  de sa mère: «Si  tu pars c’est avec un aller simple et tu ne reviens pas ». L’appartement de Monsieur Paul la surprend avec ses plafonds très hauts,  ses tapis épais,  ses tentures sombres et ses meubles anciens. La chambre  où il l’installe est tout autre : elle est pleine de couleurs avec quelques meubles en pin, des décorations enfantines  et donne sur un petit jardin intérieur. De suite elle se sent bien dans  l’univers d’Alice au pays des merveilles et elle sourit. Elle trouve Monsieur  Paul très bienveillant même s’il n’a pas l’affectivité débordante des gens de chez elle. Peu à peu ils apprennent à se connaître. Elle lui raconte Marie Galante, les plages de sable doré, les odeurs  enivrantes des fleurs, les saveurs exotiques, son grand-père qui lui a appris la musique et la danse. Elle est fière d’être allée à l’école et d’avoir obtenu le brevet des collèges. Passionnée par le chant elle connaît tout le répertoire créole et son rêve est d’en faire son métier.

          Monsieur Paul habitué à vivre seul se surprend à aimer la présence de Mia. Elle rit, chante, danse et sa joie est communicative. Tout l’amuse : le ténor qui vocalise dans l’appartement voisin, le chat de la voisine qui gratte à la fenêtre et la maladresse de Monsieur Paul quand il se mêle de la cuisine. J’ai accueilli un « oiseau des îles » et l’atmosphère de la maison en est changé confie-t-il à un ami. Très vite elle trouve un travail à temps partiel et par la Maison des Associations elle intègre un groupe vocal antillais. C’est elle qui s’occupe des courses, des repas et du ménage. Elle aime le dimanche préparer des plats de son pays que Monsieur Paul trouve meilleurs que les ceux du traiteur. Relégués dans un placard les bibelots encombrants au profit de fleurs de son île  qui décorent et embaument. Quand il rentre le soir après son service, il trouve un appartement accueillant, et il entend Mia répéter ses chants créoles qui le ravissent. Quand le groupe vocal, qui a pris le nom de Groupe Antillais Lyonnais, donne un spectacle,  il est toujours au premier rang.

          Bientôt ils fêtent  le premier anniversaire de l’arrivée de Mia. C’est l’occasion d’un dîner antillais préparé avec soin par Mia avec notamment le colombo de porc que Monsieur  Paul apprécie particulièrement. Ils ne savent pas encore  qu’il n’y en aura pas d’autre. Quelques semaines plus tard en rentrant chez  lui  il trouve l’appartement vide avec quelques mots griffonnés à la hâte sur un papier : « merci pour tout ». Par l’Association il apprend que Mia est partie rejoindre  le Groupe Antillais Lyonnais qui se produit avec un certain succès au Canada.

         Monsieur Paul ne se remet pas de son départ. Il perd peu à peu le goût de son métier et ses prestations de sommelier s’en font sentir. Peut-être abuse-t-il trop des vins qu’il teste ? Compte tenu de son âge le Directeur de l’Etablissement propose sa mise à la retraite.

          Il prend l’habitude de venir tous les jours dans le jardin de la place Sathonay. C’est pour lui  le plus beau et le plus triste lieu du monde. C’est ici que Mia a apparu un beau lundi de printemps avant de s’envoler un an plus tard. Privé de ses éclats de rire, de sa joie de vivre et de son exubérance il se sent orphelin, il l’attend. il est sur qu’elle reviendra.

Un jour

Un jour je ne serai plus là

Pour t’entraîner

Dans ce tourbillon d’histoires

Et tu n’auras plus nos mots

Pour les écrire

 

Un jour tu partiras

Et l’encre de mon stylo

Sera figée sur une poésie

Inachevée

 

Un jour nous serons oubliées

Mais il y aura au fond d’une bibliothèque

Quelques petits livres

Qui serviront notre mémoire

 

Mais en attendant ce jour

Vivons nos passions

Quelles qu’elles soient

Entre mers, océans, montagnes

Ou verts pâturages.

 

 

Un passé

Un passé

          L’Airbus A340 en provenance de Bamako se pose dans un crissement de pneus sur le tarmac de Roissy-Charles de Gaulle en cette belle journée de printemps.  Il en rêvait de ce retour en France Marc Dupré après deux ans passés au Mali. Une vie passionnante pour un archéologue épris de vestiges inexplorés mais avec le temps le mal du pays commençait à se faire sentir.

        C’est avec émotion qu’il retrouve la rue Mouffetard et le vieil immeuble qui abrite son refuge parisien. Il avait acquis ce logement à la fin de ses études, un petit deux pièces au rez-de-chaussée, mais c’était surtout le quartier qu’il aimait avec ses cafés-restaurants et ses brasseries où il se restaurait pour peu d’argent. Quand la nuit la rue s’animait il se souvient d’avoir fait d’étranges rencontres, masculines ou féminines. Heureux de rentrer enfin chez lui et pourtant il ne se sentit pas à l’aise. Il flottait dans l’air un effluve singulier, comme une résurgence du passé. Cependant rien n’avait changé, ni le piano exilé au fond de la pièce, ni les meubles massifs qui encombraient le parquet. Sur les rayonnages aucun livre, juste quelques objets dépareillés rapportés de ses lointains voyages et des bibelots de famille ; ils étaient là seulement pour témoigner mais on aurait aimé les voir s’animer et raconter leur histoire. Dans cette semi-obscurité la lumière tentait une intrusion en déposant sur les murs des taches comme les notes de musique d’une chanson oubliée. Les lourdes tentures étaient tirées personne ici n’avait droit d’entrée pas même le soleil.

          Après ses deux années d’Afrique et de paysages mouvants, il reprenait pied dans un lieu familier comme on revient au berceau de son enfance. Besoin de sérénité et de repos après de longs mois de travail acharné.  Il en avait connu des départs, de longues absences, des retours. Son métier d’archéologue l’entrainait loin de son pays et il aimait ces exils. A son dernier passage il avait vidé la maison de famille et accueilli chez lui le piano, les meubles anciens et les bibelots qu’il avait toujours vus chez sa grand-mère. Ces biens faisaient partie d’une vie d’avant, celle où sa grand-mère était encore parmi eux. Il venait de réaliser qu’ils n’avaient pas leur place ici. Il était gêné de toucher cette table, de déplacer cette statuette et ses caresses sur les bibelots étaient furtives. Ce n’est rien, pensait-il, ces objets me sont devenus étrangers mais je vais les apprivoiser.  Il ressentit une étrange faiblesse. La fatigue du voyage certes mais il y avait autre chose de l’ordre de la mélancolie. Ces meubles tant aimés sortis de leur cadre avaient perdu leur âme. Le fauteuil préféré de sa grand-mère près de la cheminée n’accueillait qu’une vilaine housse de protection, le bahut provençal avec sa couche de poussière avait perdu l’éclat du meuble d’antan, et la pendule qui chantait si bien les heures était entrée dans le silence. Les objets rapportés de ses voyages auxquels il était attaché, paraissaient vulgaires à côté des bibelots d’art hérités de sa grand-mère.

          Il s’enfonça dans un fauteuil et ferma les yeux.  Il revit la maison au fond d’un grand parc et les tilleuls épais qui embaumaient si fort lors de la floraison. Il revit le large perron aux marches dallées et la silhouette de sa grand-mère qui rentrait du jardin les bras chargés de fleurs. Le monde de son enfance il le retrouvait chaque fois qu’il revenait en France comme les marins bretons retrouvent leur terre. Le visage de sa grand-mère un peu aminci et usé par des hivers et des étés d’éloignement, la fraîcheur de la maison maintenue par les persiennes fermées, l’odeur de miel des meubles cirés, le parfum à la cannelle de la tarte aux pommes en train de cuire,   tout lui revenait en boomerang et dans le désordre de sa pensée tout à coup la prairie s’anima. Il n’entendait pas seulement le chant des oiseaux mais aussi les rires de ses cousins et au loin la voix ténue de sa grand-mère qui les priait de ne pas trop s’éloigner. Il était là et l’enfant qui courait à perdre haleine c’était lui en culotte courte, les cheveux taillés en brosse.  De ce temps-là lui était venue sa passion pour les pierres. Il fouillait, creusait, fouinait à la recherche du moindre fossile et quand il en tenait un il le cachait au fond de sa poche comme un trésor.  Chef de la bande, il passait pour un risque-tout, un aventurier, toujours prêt à organiser les jeux les plus inattendus et à contourner les interdits. Sa façon à lui d’éblouir une adolescente de quinze ans, Lucile sa cousine, de deux ans son aînée dont il  était secrètement amoureux. La douce Lucile passionnée de musique qui tous les soirs jouait au piano pour lui seul – du moins le pensait-il  – les mélodies qui le rendaient  si heureux. Ce piano à jamais silencieux qu’il a voulu chez lui, c’est l’image qui lui reste de Lucile disparue prématurément. Blessure jamais refermée malgré ses aventures amoureuses.  Il a su très tôt qu’un jour il devrait partir, quitter son enfance confortable, ses jeux, ses rires, sa famille. Il avait l’âme d’un explorateur mais il redoutait la séparation qu’il pressentait comme une cassure. Où en est-il aujourd’hui ?

          Il avait usé sa vie avec passion dans des contrées lointaines et en quittant Bamako il croyait trouver dans ce retour le paradis. Il rêvait à une existence apaisée mais c’est son passé qui l’a rattrapé. Il est resté ce gamin en culotte courte trop sensible qui ne peut se détacher d’un monde révolu. Je vais repartir  dira-t-il quelques jours plus tard à un ami, plus rien ne me retient ici.

    Parmi tous les souvenirs ceux de l’enfance sont les pires, ceux de l’enfance nous déchirent …. Barbara