Celle qui voulait être une autre

 

     Longtemps Capucine a voulu se faire passer pour une autre, pour ce qu’elle n’était pas, pour ce qu’elle aurait voulu être. Elle changeait de peau comme on change de vêtements. C’était plus qu’un besoin, une nécessité, comme si une puissance supérieure décidait pour elle. Elle ne mentait pas, elle n’était pas une mais multiple. Que cherchait-elle ?  Elle ne le savait pas elle même mais elle voulait être une  autre,  toutes les autres et vivre dans un monde imaginaire.

     Tout a commencé au cours préparatoire de son école. Capucine avait 6 ans et pour la fête de l’école, elle choisit d’être une fée et refusa tout autre déguisement que sa mère lui proposait. Elle devint ainsi la fée Capucine, toute de rose vêtue, dont  la baguette  faisait d’elle une magicienne. Ce statut elle ne l’abandonna jamais faisant de sa vie un long chemin d’affabulation.

     Elle aurait tellement aimé se faire passer pour un garçon mais son prénom faisait obstacle ; pourtant  les vêtements étaient pratiquement les mêmes pour les deux sexes. La petite fée et sa baguette magique avaient disparu au profit d’une garçonne aux cheveux courts qui jouait les émancipées. Elle racontait des histoires à une petite cour qui l’écoutait émerveillée. Elle disait avoir été sauvée par des pêcheurs, son berceau flottant sur un fleuve, avant d’être de nouveau abandonnée et recueillie par des  gens du voyage qui l’avait élevée. Elle ajoutait des détails surréalistes comme lorsqu’elle dormait entre les pattes d’un tigre et autres faits qui impressionnaient la classe entière. Puis un jour par miracle elle avait retrouvé ses vrais parents. Ses camarades de l’école primaire qui l’écoutaient bouche bée ne faisaient pas la différence entre le vrai et le faux et prenaient Capucine pour un phénomène venant d’une autre planète. Son auditoire l’enviait et comparait leurs vies, certes confortables, mais tellement monotones comparées à la sienne. Capucine mesurait déjà l’impact qu’elle pouvait avoir sur les autres et savourait aussi une victoire sur elle-même. Mais la donne changea à l’entrée au collège, la naïveté des jeunes enfants disparue, Capucine comprit que ce n’était pas avec des histoires abracadabrantes qu’elle satisferait son besoin pour la métamorphose. Il lui fallait trouver des aventures  imaginaires plus crédibles.

     La puberté, l’année de ses treize ans, transforma son corps et Capucine  en prit conscience lors de ses vacances chez ses grands-parents dans l’Aveyron. Le garçon manqué des années passées, se révélait être une  jeune ado avec des formes naissantes qui laissaient augurer un corps harmonieux. Elle le réalisait dans le regard plein d’intérêt que les garçons lui portaient. Ses cheveux avaient poussé et le soleil du mois d’août faisait naître des éclats dorés sur ses boucles sombres. Sa peau était aussi joliment hâlée que si elle l’avait offerte au soleil du midi. C’est avec une allure nouvelle et fière qu’elle rejoignit le collège et retrouva ses copines. Chacune racontait ses vacances avec des détails qui prouvaient qu’elles avaient été plus excitantes que celles de la voisine. Comment parler de l’Aveyron, de la vie rurale, des vaches et des moutons quand on s’appelle Capucine et qu’on rêve d’un impossible ailleurs ? Elle inventa les Caraïbes, parla de ST Barth où un oncle de son père avait fait fortune dans l’industrie sucrière et possédait une résidence de luxe avec un yacht de plus de 30 mètres. Agé et sans descendance, il avait souhaité accueillir ses petits neveux dont il ferait certainement ses héritiers. C’est ainsi qu’elle fit le voyage offert par le généreux tonton. Photos à l’appui prélevées sur internet, elle montrait la luxueuse demeure au milieu d’un grand parc arboré agrémenté d’une piscine à débordement. Cerise sur le gâteau, la villa  la plus proche, plus grande et plus somptueuse encore, était  celle d’un chanteur à succès qu’elle avait rencontré à plusieurs reprises sur le yacht de son oncle. « Il est plus beau au naturel qu’à la télé » ajoutait-t-elle avec conviction ! Son visage s’éclairait  de bonheur, elle revoyait la longue plage de sable fin où elle faisait du cheval  chaque matin, le petit port avec ses luxueux bateaux, ses promenades dans la colline au soleil couchant. Les images revenaient en vagues successives et partie dans un rêve sans fin elle parlait, parlait encore, parlait toujours s’enivrant de ses propres propos. Les réactions de ses copines furent diverses : Capucine s’était métamorphosée d’une façon étonnante et ce changement était sans nul doute lié à la découverte d’une île du bout du monde. Pourquoi ne pas la croire alors que d’autres flairaient l’arnaque et l’affabulation ! 

     Le lycée, où sa réputation de mythomane l’avait suivie, fut pour Capucine des années de boulimie littéraire. Elle découvrit les auteurs qui  vivaient leurs rêves plus que leur  vie et dévora les romans de Jules Verne, Alexandre Dumas, Jack London… Elle se nourrit d’aventures imaginaires et commença à couvrir ses carnets des idées folles qui traversaient son esprit. Au retour de chaque vacance qu’elle avait passée au fond de sa chambre à se nourrir du récit des autres, elle racontait et dessinait des personnages étranges. Donner une forme à ses personnages entretenait chez elle une vision proche de la réalité. Voilà que tout à coup tout s’animait. Les formes prenaient vie sur le papier et dans son esprit. Capucine était presque au bord du précipice mais un fil la retenait qui l’empêchait de basculer de l’autre côté, là où l’imaginaire côtoie la folie. Elle aimait tant Gérard de Nerval ! Combien de fois s’est-t-elle nourrie de ses poèmes jusqu’à les posséder ?

     A la fac de lettres Capucine se montra une élève appliquée, attentive et studieuse. Etudiante normale, assagie, elle discutait et riait avec les autres, aucun signe ne la distinguait de ses condisciples tant elle prenait soin de ne rien dévoiler de sa personnalité. Finies les affabulations, les histoires extravagantes gobées par des jeunes filles en mal d’aventures. Ses copines de lycée témoins de ses mensonges s’étaient dispersées et c’est une nouvelle Capucine qui se révélait aux autres. Dans sa chambre d’étudiante éclairée par une unique fenêtre donnant sur une cour intérieure, rien n’était propice à l’évasion. Seul un vieux marronnier entouré à sa base d’une grille ajourée où s’effilochaient des mégots de cigarettes rappelait la nature. C’est pourtant là qu’elle écrivit ses plus belles pages. La nuit venue, tous les démons qui la hantaient s’invitaient au bal. Sur l’ordinateur les caractères apparaissaient presque à son insu. Elle racontait sa vie, ses fantasmes les plus secrets, mélangeant le rêve et la réalité et bien malin celui qui pouvait faire la différence ! Un écrivain a dit un jour : « on n’est pas toujours conscient de ce que l’on écrit » ! Voilà les mots exacts qui s’appliquaient à Capucine.

     Seul un témoin averti  ou un psychologue pourrait expliquer le changement mental de Capucine. Que reste-il aujourd’hui de l’ado mythomane et farfelue prête à toutes les inventions pour exister ? Est-ce bien elle cette étudiante qui, comme les autres, se conforme  à la rigueur des études supérieures ? Loin d’elle la fuite vers l’imaginaire, elle parait à sa place dans le présent, apaisée, transformée. Ses démons sont toujours là, bien au chaud au fond d’elle, mais elle a trouvé une autre voie pour les expulser de sa vie. Une voie plus libre, car ce que la parole n’autorise pas, au risque de semer le doute et l’incompréhension, la fiction le permet, la fiction permet tout. Les héros de ses écrits vivent des expériences inattendues, irréelles, hors du temps et de l’espace. A travers eux, elle se libère des chaînes qui l’entravaient jusqu’à l’étouffement. S’évader du réel par l’écriture, ne plus avoir à assumer d’être une autre, quitter cette mythomanie qui l’écrase comme un poids. Devenir enfin elle-même, être une et pas multiple,  en laissant à ses personnages le soin de porter loin très loin ses fantasmes les plus fous. Elle sera écrivaine, c’est une évidence !