Ma terre

                Je suis redevenue une terre infertile où plus rien ne pousse hormis celles qu’on appelle les herbes mauvaises, celles qui ne servent à rien, même pas de refuge aux loups. Du temps de ma splendeur au plus fort de l’été mes épis dorés se laissaient caresser par le vent et le rouge et le bleu, fleurs des blés, parsemaient ma terre de vives couleurs. J’étais un océan de blondeur et partout on m’admirait. Des peintres venaient de loin fixer sur leur toile ce moment de bonheur.

              Je me souviens très bien quand tout a commencé, de ce couple d’agriculteurs avec leurs deux enfants et du jour où ils ont pris possession de ce domaine. On les avait pourtant découragés de m’apprivoiser car beaucoup d’autres avant eux avaient essayé, semant sans relâche toutes sortes de graines sans aucun résultat. A quoi bon s’échiner là où  personne n’a jamais réussi leur disait-on, c’est du temps et de l’argent perdus, et les paysans connaissent le coût du travail. Jusqu’au jour où un vieux percheron attelé à sa charrue a creusé ma terre au plus profond à force de courage et de persévérance. Le soleil sortait de l’hiver me réchauffant peu à peu et le miracle se produisit, à l’étonnement de tous, quand les premières tiges vertes sortirent du sol. Pendant quelques années j’ai fait le bonheur et la fortune de ces gens  jusqu’au jour où l’ocre de ma terre est devenue rouge, comme un p’tit coquelicot mon âme, un tout p’tit coquelicot.

             En ce début juillet, La récolte s’annonçait belle, la plus belle jamais moissonnée. Les pluies étaient venues au bon moment et les épis avaient muri sous un soleil ardent. On avait dressé les tables sous les marronniers pour la fin des moissons et chacun s’apprêtait à regagner son logis. Une fois le blé engrangé il ne restait plus sur ma terre que les bottes de foin destinées aux animaux de la ferme. Tout autour d’elles les enfants jouaient à cache-cache et les amoureux se volaient des baisers à l’insu de tous.

            Quand les boulets ont commencé de tomber lourdement, creusant ma terre chaque fois plus profondément avec un bruit sourd, le mal était fait. Anéanties toutes les promesses d’une récolte identique à la précédente. Partout des hommes gémissaient en tombant et leur sang se répandait sur ma terre rougeoyante. Alentour tout devenait fou, cauchemardesque. On était passé du rêve à la triste réalité et à la folie de destruction des hommes. Terre de promesse, je suis devenue une terre de mémoire et de souvenirs où ne poussent plus désormais qu’une moisson de croix blanches.