La jeune fille

     Dans un coin de Bretagne vit un homme solitaire. Mais qui ne l’a pas toujours été. Vieux beau, séducteur à la retraite, avocat, beau parleur, défenseur de la gent féminine, il excellait et maniait le verbe avec brio. Tout ça pour se retrouver seul dans un pays encore sauvage où les arbres ne résistent pas au vent. Seuls les livres et la musique sont désormais ses compagnons et en premier lieu relire tout Victor Hugo et écouter Mozart et Bach jusqu’à l’ivresse ! La nuit les souvenirs hantent son sommeil. Il a tant aimé séduire sans penser aux conséquences, ne voulant à aucun prix s’attacher : ni corde au cou, ni descendance. Seul écart de conduite un chat dont le caractère indépendant lui correspond avec quelques moments de tendresse quand l’envie s’en fait sentir mais pour l’essentiel chacun chez soi. Des bains de mer et quelques balades à vélo pour garder une forme relative car il a gardé de son enfance après une chute une certaine fragilité osseuse. Aussi calme qu’elle ait pu être mouvementée sa vie se déroule sereinement, les jours ressemblant aux jours, les mois aux mois et les années aux années. Mais sereinement ne veut pas dire ennuyeuse. Il s’est découvert un certain plaisir à écrire, non ses mémoires mais quelques souvenirs, d’abord sur ses conquêtes, sur son talent de séducteur, et pris au jeu, débordant des faits réels, il a imaginé une suite à ses histoires gardant pour lui le beau rôle et faisant des femmes des êtres maléfiques l’entourant de leurs bras tentaculaires pour l’enserrer et le précipiter dans sa chute. Un dom Juan de pacotille.

     Ce matin le ciel est limpide et la température agréable pour un mois de juin, direction la mer pour une baignade dans une eau encore fraîche de quoi être revigoré pour la journée. Après un repas de fruits de mer il enfourche son vélo pour une balade dans les landes bretonnes. Empruntant souvent le même chemin, traversant les bruyères et les ajoncs qui colorent la terre, il lui arrive de suivre ou de croiser les mêmes cyclistes. Depuis quelques jours se joint à eux une jeune fille, sans doute une étudiante en vacances dans sa famille. Mais que fait-elle parmi ces retraités ? Ne serait-elle pas mieux à se faire dorer sur la plage entourée de jeunes de son âge ? C’est la réflexion qu’il se fait chaque fois qu’il part en balade en espérant secrètement qu’elle soit encore là. Puis un matin elle sonne à sa porte. Un léger soupçon de rose sur ses joues, à peine visible sous le hâle, elle prend une grande aspiration et lui dévoile ce qu’elle cherche à lui dire depuis plusieurs jours. La révélation faite il lui sourit et assure qu’il aurait bien aimé être son père, mais qu’il a déjà été confronté à ce genre de situations et qu’aucune femme n’a réussi jusqu’à présent à lui faire endosser une quelconque paternité. Elle lui montre une photo de sa mère qui pourrait évidemment ressembler à une ancienne conquête mais il a eu tellement d’aventures qu’il en a oublié les visages.

     Elle lui explique qu’elle n’est pas là pour ajouter un nom à son album de famille, ni pour réclamer un quelconque héritage mais que la démarche difficile entreprise aujourd’hui relève d’un caractère beaucoup plus sérieux. Déçue par le comportement égoïste de cet homme, la jeune fille rentre chez elle, ces balades à vélo l’ont fatiguée.

     Élevée par sa mère et sa grand-mère, dans un monde de femmes où un homme n’avait nullement sa place, elle a joui d’une enfance heureuse auprès d’une mère indépendante active et volontaire associant travail et vie privée avec harmonie. Rayé et oublié l’homme qu’elle n’a jamais cherché à revoir ni à le prévenir de sa grossesse. C’est à l’adolescence que la santé de la jeune fille s’est détérioré avec l’apparition de problèmes rénaux graves entrainant la perte d’un rein et la dégradation du second. Etudiante en dernière année à l’école d’infirmières de Nantes, elle suit les cours avec courage. Aider, soulager, soigner a toujours été pour elle une véritable vocation mais elle ne pensait pas devoir si tôt passer de l’autre côté. Traitement, dialyse à domicile ou en milieu hospitalier, les tentatives pour sauver ce rein qui ne fonctionne plus s’avèrent inefficaces et la greffe devient le seul remède possible. Aucune compatibilité ne ressort des recherches faites auprès de la famille proche ou éloignée.

     L’homme solitaire a de quoi être troublé voire bouleversé. Aux dires de la jeune fille il n’a rien laissé paraître. Il remonte des années en arrière et se revoit au chevet de son père agonisant qui aurait pu être sauvé s’il avait bénéficié d’une greffe mais dans ce pays lointain où il effectuait un reportage et malgré un rapatriement hélas trop tardif, rien ne fut possible. Depuis ce jour il s’est proposé comme donneur de son vivant d’un rein auprès du CHU de Nantes. Il a été sollicité à plusieurs reprises sans être retenu. La venue de cette jeune fille remet tout en question. Il reprend ses balades à vélo le long de la côte sauvage mais parmi les cyclistes aucune présence féminine. Maintenant c’est lui qui la recherche. Il refait chaque jour le même chemin, le seul qui soit accessible aux cycles en vain. Jusqu’au jour où il reçoit un appel lui demandant de se présenter au service des transplantations rénales de Nantes pour une vérification de compatibilité.

     Dans un coin de Bretagne vit un homme solitaire qui a donné un rein à une jeune fille dans un élan de générosité. Donneur potentiel, il n’a pas cherché à savoir s’il était le père de cet enfant.                                                            

Le fleuve

Le fleuve

     Depuis une semaine les neiges ont commencé de fondre et la montagne a perdu ses couleurs virginales. La terre se réchauffe. D’un filet d’eau il deviendra bientôt un rugissant en se frottant aux roches et de cascades en cascades il atteindra le bout de sa course. Dans son périple il rencontrera des lacs aux eaux d’un bleu profond et s’attardera sur ses berges où paissent d’étranges animaux empruntés à un autre temps. Comme des serpents ses cingles tourmenteront son cours, on essayera de le dévier, de l’apprivoiser mais sans succès. Il est trop fier de sa beauté. Il restera sauvage jusqu’à ce qu’un mascaret l’entraîne vers des eaux plus salées, alors il ira se jeter dans la mer comme un roi qui abdique.