A ta place

A ta place

     J’avais prévenu Yann que je rentrerais plus tard prenant un pot avec mon amie Anne. Nous nous étions connues à Paris en prépa puis avions intégré la même prestigieuse école de commerce. Prises l’une et l’autre par des activités professionnelles intenses et par une vie familiale non moins intense, nous nous rencontrions dès que nous le pouvions et pas assez souvent à notre goût. C’était une belle fin de journée de juin. De la terrasse du bistrot St Germain où nous avions rendez-vous, la rue avait un air d’été. Les femmes aux tenues colorées, cheveux dénoués, passaient devant nous avec des éclats de rire et des voix pleines de gaité. Le bonheur rayonnait. J’y étais particulièrement sensible car la journée de bureau avait été éblouissante et imprévisible. Appelée à la Direction, une proposition m’avait été faite de prendre le leadership du secteur européen pour la diffusion de notre nouvelle gamme de bijoux. Promotion inattendue, accompagnée d’une augmentation de salaire conséquente, qui impliquait de nombreux déplacements et un surcroît de responsabilités. J’avais trois jours pour donner ma réponse. J’avais hâte d’en parler à Anne. Sa réponse fut immédiate : à ta place je dirais « oui ». Pas question de te dérober pour des raisons familiales. Tes enfants, une au lycée, l’autre au collège, sont autonomes et ton mari s’impliquera dans la gestion de la maison, un peu contraint certes car je connais Yann mais il le fera ! C’est une opportunité à ne pas rater. La quarantaine passée pense enfin à ta carrière toi qui as toujours rêvé de réussir. Rappelle-toi tes ambitions quand tu es sortie dans le peloton de tête de l’école.

A ta place … j’avais 10 ans ….

     Mais maman toutes mes copines en ont un ! Je sais.  Dans quelques jours c’est ton anniversaire et j’ai envie que nous passions ton papa, tes sœurs et moi une jolie fête. Tous les cinq autour d’un superbe gâteau surmonté de dix petites bougies que nous soufflerons ensemble. Tu sais j’ai eu dix ans moi aussi et l’important dans la vie ce n’est pas de ressembler aux autres mais au contraire il faut chercher à être différente, à ne pas suivre comme des moutons de Panurge ce que font les copines et tu verras plus tard on t’aimera pour ta différence. Mamie Jane, pour te faire plaisir, respectera ton choix mais cette envie de blouson en cuir noir pour ressembler aux autres filles de ta classe n’est pas une bonne idée. Tu dois lui donner ta réponse aujourd’hui. A ta place je choisirais ce petit bracelet en argent que nous avons vu dans la vitrine du bijoutier.

     Ce bijou en argent je ne l’ai jamais porté et je l’ai donné à ma fille aînée quand elle a eu dix ans.

A ta place …j’avais 18 ans …

     Je venais d’avoir 18 ans et je passais le bac dans quelques semaines. Une formalité pour moi qui visais une mention. Ma préoccupation était la direction à donner à ma vie. J’en avais parlé à personne sauf à Loïc mon copain de classe, mon confident, celui à qui on peut tout dire car il vous comprend avec le cœur. Mes sœurs ayant quitté la maison, j’avais envie moi aussi de m’échapper pour vivre ailleurs. Ma boussole interne indiquait la Grande Bretagne où j’allierais études et petits boulots. Dans le regard de Loïc je ne vis que consternation et incompréhension. Pour lui le schéma était clair et décidé d’avance : fort en maths il serait ingénieur comme son père et comme ses frères. Il ne me laissa pas m’expliquer et me coupa presque brutalement la parole. A ta place j’abandonnerais cette idée. Tu es capable d’intégrer une prestigieuse école de commerce, ne gâche pas cette chance avec une lubie soudaine de liberté ! De plus, partir c’est faire mal à ceux qui t’aiment ! Que voulait-il dire ? Je ne partis pas. Etait-ce pour lui, je ne le sais pas !

A ta place… j’avais 23 ans…

     Anne que penses-tu de la demande en mariage de Loïc ? Anne prit son temps avant de répondre comme si la question la gênait. Réfléchis un peu, nous venons juste de terminer nos études et tu ne vas pas t’enfermer dans un mariage qui te lie pieds et poings dans une routine familiale. Il faut que tes études portent leurs fruits. Pense d’abord à te faire une situation qui te comble intellectuellement et qui te mette à l’abri financièrement. Tu sais la vie de couple on ne sait jamais comment elle peut évoluer. Et puis pense à tous nos copains, à tout ce qu’on s’était promis de faire ensemble, entre autres ce tour du monde pour fêter notre diplôme. Tu ne vas pas faire l’impasse sur tout ce que nous avons encore à vivre avant de te retrouver aux fourneaux avec une ribambelle d’enfants pendus à tes basques. Pense à tous ces pays que nous n’aurons peut-être plus le temps de visiter, à ces êtres d’ailleurs que nous n’aurons peut-être jamais l’occasion de côtoyer. Je sais que Loïc et toi vous vous connaissez depuis la terminale et qu’il a toujours été amoureux de toi. Est-ce une raison suffisante pour renoncer à tes rêves ? A ta place je dirais « non ».

     J’ai dit non à Loïc qui a épousé l’année suivante une amie commune.

A ta place… j’avais 26 ans

     J’ai rencontré Yann à un dîner chez des cousins. J’ai su plus tard que c’était une rencontre arrangée. Ma cousine et son mari étaient convaincus que je devais me marier et que Yann était le mari qu’il me fallait. La petite trentaine, plutôt beau gosse, avocat déjà brillant, de l’assurance à revendre et un charme assumé.  Il est tombé amoureux de toi et veut te revoir très vite  me dit ma cousine : A ta place je dirais « oui ».

     Six mois après j’épousais Yann.

     Et voilà cela fait maintenant presque 20 ans que je suis installée dans une routine qui m’effraie. Bien sûr j’ai une situation stable, un mari et de beaux enfants mais au fond de moi j’ai parfois envie de tout envoyer promener. Où est passée la jeune fille libre qui ne rêvait que de voyages et de folles passions ? Aujourd’hui elle s’encroûte et les images du passé surgissent en désordre. Le constat est sévère et décevant. Jamais, dans les choix décisifs de ma vie, je n’ai agi « à ma place » c’est l’autre qui a voulu pour moi : « à ta place je ferais… à ta place je dirais… à ta place… » ! Cette fois le « à ta place » d’Anne révélait ce que mon moi profond voulait très fort.

     De retour à la maison, après le dîner, les enfants dans leur chambre, d’un ton triomphant j’ai annoncé à Yann la proposition de ma hiérarchie. Sa réponse ne se fit pas attendre : ce serait un oui enthousiaste si cette offre m’était faite à moi ou à un ami ; par contre « à ta place »….je devine la suite et les mots prononcés me foudroient : l’harmonie de la famille, le bien-être des enfants, le confort du couple. Je voudrais le faire taire mais il en rajoute : la carrière, le pouvoir, l’argent, les voyages qu’en as tu à faire ? Ton bonheur c’est d’être mon épouse et la mère de mes enfants pas cette vie tumultueuse qu’on te propose.

     Que j’accepte ou non cette promotion, je compris que, à l’avenir, rien ne serait plus pareil avec Yann !