La madeleine de Proust

 

          A dix-huit ans nos chemins se sont croisés  le temps d’un été dans ce pays de roses. Et je ne sais pourquoi aujourd’hui  tu encombres mes pensées. Ou plutôt si je sais pourquoi, c’est à cause de cet air entendu un soir et qui semblait avoir été créé pour nous. Quand j’entends cette musique je vois une jeune fille sur un pont essayant de ramasser les feuilles d’un classeur tombé à terre et que le vent s’ingéniait à disperser. Je me vois en train de l’aider à les rassembler d’un air complice, un regard échangé et nos téléphones inscrits sur un carnet. Je crois que notre histoire n’a duré que quelques semaines d’ailleurs ton visage reste flou. Ce qui me préoccupe c’est le cheminement de ma pensée et cette petite case dans ma mémoire qu’une musique a fait s’ouvrir.

Je m’interroge sur ce phénomène. Est-ce que j’ai d’autres souvenirs liés à une musique, une odeur, une saveur ou  une image imprimée au fond de mon cerveau et ineffaçable ? Oui certainement, chacun a son jardin secret où germent des émotions que nul ne peut partager et même comprendre.

     Une petite sonate

          Fenêtre ouverte  donnant sur un jardin intérieur paisible, les lumières dorées de ce début d’automne m’incitent à la rêverie alors que, professeur de physique dans un collège, je corrige les devoirs de mes élèves.  Soudain une  musique douce venue d’ailleurs caresse mon oreille et me remplit d’une émotion incontrôlable. C’est une petite sonate dont je n’identifie pas l’auteur mais qui me bouleverse plus que de raison, faisant  ressurgir d’un coup un passé enfoui. Cette mélodie est entrée dans ma vie sans que je sache où, quand ni comment, mais elle est bien là ancrée en moi. Puis elle  disparait  d’une façon aussi inattendue qu’elle est venue, me laissant perdu dans des souvenirs oubliés. C’est avec peine que je reprends la lecture des copies que je dois rendre le lendemain. Le soir suivant, toujours troublé par ce qui s’est passé la veille, la même musique s’impose à nouveau. Elle semble venir d’un appartement voisin et je réalise que cette sonate  n’est pas un enregistrement mais un morceau joué par un pianiste. Même surprise, même émotion, même incompréhension.  Tous les soirs, à la même heure je serai en attente de ce rituel musical mais rien ne se reproduira. Je compris des années plus tard lors d’un concert dédié à Chopin. Dès les premières notes je reconnus cette petite sonate jamais oubliée. La pianiste c’était l’image de ma mère jouant cette mélodie pour moi encore jeune enfant.

     Un air de vacances

           « C’est un beau roman, c’est une belle histoire », en entendant cette chanson, je retourne quelques années en arrière. On est au début de juillet et, comme chaque année, nous partons en vacances retrouver la merveilleuse plage que nous aimons tant au bord de l’atlantique. Nous sommes, mes frères et moi, assis à l’arrière de la voiture que nos parents conduisent à tour de rôle. Nous pensons déjà aux châteaux forts que nous allons construire avec le sable mouillé,  nous avons même quelques jours auparavant  fait des croquis  avec les créneaux, les ponts-levis, les douves, rien ne manquait même pas les personnages que nous avons fabriqués avec nos lego.  Nous traversons la forêt des landes fenêtres ouvertes et nous respirons à pleins poumons l’odeur des pins dont on récolte la résine  dans des gobelets cloués sur leurs troncs. Tout à coup le ciel s’assombrit et un orage éclate. Un orage d’une violence extrême accompagné d’une pluie torrentielle qui s’abat avec fracas en grosses gouttes sur le toit de la voiture. Nos mains cachant nos oreilles nous ne savons plus si le bruit assourdissant que nous entendons provient du tonnerre ou de la voix de nos parents qu’une violente dispute oppose.

          Ce furent nos dernières vacances avant le divorce. Séparés, écartelés, nous ne nous sommes plus jamais retrouvés tous les trois ensemble sur la plage de notre enfance. J’y suis retourné à l’âge adulte mais l’émotion avait disparu au profit de la colère. Je n’étais pas assez vieux pour comprendre ce qui s’était passé mais quand j’entends cette chanson aujourd’hui mes souvenirs se chevauchent et je repense avec nostalgie à nos châteaux détruits.

     Le champ de coquelicots

           « Le myosotis et puis la rose ce sont des fleurs qui disent quelque chose mais pour aimer les coquelicots et n’aimer qu’ça faut être idiot… » chantait Mouloudji. Je suis idiot peut-être mais j’aime les coquelicots, fleurs de l’été et symbole de mes vacances  en Normandie. Ma chambre  donnait sur un champ de blé qui se couvrait chaque année d’un même  tapis rouge écarlate. Chaque matin mon premier souci était de vérifier que les fleurs étaient bien là. Comme tous les enfants je dessinais inlassablement des espaces verts couverts de tâches rouges, c’était la guerre des lutins verts contre les lutins rouges. Les lutins verts gagnaient toujours face aux coquelicots qui inexorablement un jour fermaient leur corolle et s’éteignaient. L’image de mon enfance c’est ce champ de blé parsemé de coquelicots. En grandissant je découvris les grands peintres, les impressionnistes et bien sûr Claude Monet. Si vous allez un jour au musée de l’Ermitage et si vous voyez un vieux monsieur en contemplation devant « le champ  de coquelicots » pensez très fort à moi car ce monsieur me ressemble.

       Un dessert de grand-mère

             Pour des raisons professionnelles j’ai vécu plusieurs mois en Thaïlande. Peu parmi mes collègues étaient intéressés par ce déplacement lointain. Pour moi c’était une proposition à ne pas refuser étant depuis l’enfance très attiré par l’Asie. Comment expliquer cet engouement venu par le biais d’une collection de timbres qui m’avait fait découvrir la multiplicité et la diversité des pays asiatiques ? Le départ en Thaïlande relevait du rêve absolu. Avant de partir je voulus tout savoir sur ce pays : ses origines, ses traditions, sa culture et bien sûr sa cuisine. Les nombreux restaurants parisiens spécialistes des plats asiatiques m’ont bien aidé. Installé à Bangkok j’ai appris à connaître et à apprécier les épices,  le mélange subtil des saveurs et bien vite les plats régionaux n’avaient plus de secret pour moi. La salade thaï au bœuf pimenté, le sauté de porc à l’aigre-doux, les nouilles de riz au poulet étaient devenus mes plats quotidiens. Avec le temps pourtant je commençais à me lasser et je rêvais de plus en plus souvent à une blanquette de veau accompagnée d’une simple purée maison. Je me rappelle  avoir évoqué cette frustration devant  une voisine de la résidence qui avait fait ses études  en France. Elle m’invita un soir chez elle pour un dîner « à la française », avait-elle précisé. Je crois qu’il s’agissait de poulet grillé avec quelques pommes vapeur et de salade mais je n’en suis plus sûr ! Par contre je n’ai jamais oublié le dessert, un riz au lait parfumé à la vanille comme on le fait chez nous. Dès le premier contact de la cuillère sur  mon palais le charme opéra. J’avais quitté Bangkok et me retrouvais chez ma grand-mère. J’avais une dizaine d’années et avec mes cousins  nous attendions avec impatience le dessert du dimanche qui était traditionnellement  le riz au lait dont nous raffolions. Le retour au passé fut si fort que des larmes me vinrent aux yeux au grand désarroi du couple qui me recevait. Pour leur faire comprendre mon émotion, j’essayais  de leur expliquer Proust et sa fameuse madeleine mais je ne suis pas certain d’avoir été compris.

     La barque

          Hier je suis allé à l’expo d’un peintre pas très connu mais dont les toiles m’ont touché. Je suis  à la retraite et j’ai du temps pour ce genre d’occupation. Quand je dis que ces peintures m’ont touché,  je ne peux choisir de terme plus exact. J’ai baptisé cet artiste de peintre du relief, de la force et de la profondeur. Ce jour là j’étais seul dans la salle des fêtes où plusieurs artistes exposaient leurs œuvres. Je me rends souvent dans cette petite ville de province visiter des cousins et où le maire fait chaque année honneur à ses administrés. J’étais donc seul et en m’approchant d’une toile en particulier, il s’est passé quelque chose d’inattendu  que sur le moment je ne compris pas, une irrésistible envie de la toucher. La toile représentait un bateau que la mer malmenait. A l’arrière on devinait quelques personnages grossièrement suggérés. La peinture épaisse semblait jetée avec désespoir et on savait déjà que personne ne sortirait vivant de ce naufrage. A cet instant j’étais dans l’embarcation, ma main ne se promenait plus sur la toile mais tenait avec force le bord du bateau qui manquait de chavirer à chaque vague qui s’abattait sur lui. Je sentais sur ma peau le contact du bois humide et rugueux que je serrais de plus en plus fort malgré la douleur. Plus qu’à ce bord de bateau, c’est à la vie que je m’accrochais.

J’avais huit ans en vacances chez une tante du côté de Grandville et j’avais suivi mon frère et mon cousin alors âgés de seize ans pour une excursion clandestine aux îles Chausey. Le soleil à peine levé nous avions emprunté une barque amarrée au port pour une traversée qui s’annonçait belle et elle le fut. Nous avons toute la journée durant joué les Robinson Crusoë mais tout se gâta au retour. Le vent se leva brusquement et le ciel se couvrit rapidement  de nuages menaçants. La barque devint vite une fragile coquille de noix livrée aux caprices des vagues. Le corps trempé, tremblant de peur, mes mains agrippaient désespérément le bord du bateau.

Le tableau devant mes yeux c’était la barque de mes huit ans avec l’émotion et la terreur ressentie et le contact de mes doigts sur le bois mouillé.