Il pleuvait ce soir-là…
J’attendais que la pluie cesse pour rentrer chez moi, moi qui ne suis plus ce soir qu’une ombre incertaine à la terrasse du bistro de quartier où j’ai mes habitudes. Une averse qui avait commencé de tomber quand Adrien m’avait quitté presque sans un mot.
J’ai des tas de copains qui apparaissent un temps puis disparaissent, mais Adrien c’est l’ami de toujours, celui avec qui je partage les joies et les soucis, celui sur qui je peux compter quoiqu’il arrive et réciproquement, à la vie, à la mort, telle était notre devise à dix ans.
Je traverse une période difficile sur le plan financier et ma banque vient de me refuser le prêt qui m’aurait évité le dépôt de bilan. Auto-entrepreneur, je réalise avec deux assistants des encadrements d’art pour de riches collectionneurs, souvent étrangers, qui paient rarement dans les délais mettant ma trésorerie en péril. C’est le cas cette année marquée aussi par la récession. La période des fêtes approche et j’ai le moral en berne.
Alerté par mon texto sibyllin : « problème sérieux, rejoins-moi au bistrot à 21 h », Adrien était déjà là quand je suis arrivé. Lui est à la tête d’une startup florissante qui ne cesse de se développer. Je lui fais part de mes ennuis sans détour. Je t’arrête tout de suite me dit-il, j’investis en ce moment en rachetant un concurrent en difficulté et je n’ai aucune disponibilité. C’était net, sec et brutal, tranchant comme une lame acérée. Désolé vieux ajouta-t-il en me quittant sans une parole de réconfort, prétextant un rendez-vous urgent.
Adrien et moi nous nous sommes connus à l’école primaire il y a vingt ans et nous ne nous sommes jamais quittés. Suite à la mutation de son père, il était arrivé en cours d’année en classe de CM1. Je me souviens d’un garçon fluet, timide, rejeté par les autres parce que c’était le nouveau, surnommé bien vite le rouquin à cause de ses cheveux d’un blond ardent. Dans ma classe je faisais figure de chef de clan du fait de ma taille plutôt grande et de mon dribble au foot. Je ne sais pour quelle raison j’ai eu envie de le défendre mais nous sommes devenus amis. Copain de foot et copain tout court. Ensuite le même collège où côte à côte pour les contrôles, Adrien, le plus doué en maths et en physique, laissait sa copie accessible à mon regard. Je faisais de même pour les dictées, l’orthographe étant mon point fort. Autant de souvenirs qui ne demandent qu’à resurgir : les voyages scolaires où nous prenions notre indépendance, la première cigarette dans un pub londonien, les premiers flirts à Dublin avec des petites irlandaises pas farouches, nous étions en 3ème, je crois. La vie nous l’avons découverte ensemble. Puis vint le lycée où le choix des options nous sépara sans trop nous éloigner l’un de l’autre. Les sciences pour Adrien, les lettres pour moi. Ce fut le cinéma, la musique de David Bowie et internet. Nous connûmes aussi les soirées garçons-filles, avec le premier joint et l’abus d’alcool. Epoque intense mais courte car Adrien intégra une école d’ingénieur à Grenoble et moi les Beaux-arts à Paris. Eloignement géographique mais internet et facebook faisaient partie de notre quotidien.
Adrien revint à Paris avec Pauline quand moi je vivais avec Flora. Nous habitions le même quartier et d’une amitié à deux nous passâmes rapidement à une amitié à quatre. Adrien créa sa startup et moi un atelier d’art. Nous nous épaulâmes mutuellement car les débuts furent difficiles. Que de soirées à évaluer les risques, à décortiquer le code du travail, à plonger dans la complexité administrative et fiscale. Nous avons tout surmonté ensemble jusqu’à ce soir…
Le café s’est vidé de ses clients mais la pluie n’a pas cessé de tomber. Malgré le chauffage de cette terrasse fermée, j’étais seul transi et grelottant. Je n’avais pas ressenti une telle tristesse depuis que Flora m’avait quitté il y a presque deux ans, sans un mot comme Adrien aujourd’hui. Je sortis du bistro et marchai au hasard des rues tandis que la pluie ruisselait sur mon visage masquant les larmes que je ne pouvais retenir.