Le Loup

Le LouploupAux premiers pas de l’homme

Il est aux aguets sur la défensive

Le berger sait que s’il fait un geste

Pour saisir le fusil posé près de lui

Il ne sera plus qu’une déchirure

Le loup ne veut rien d’autre

Que cette brebis égorgée ce matin

Ils sont là face à face le prédateur et son bourreau

Et aucun des deux ne bouge

Avant d’être abattue la louve

A mis au monde cinq louveteaux

Il a hurlé toute la nuit près de sa femelle morte

Et maintenant les petits ont faim

Le loup se doit de les nourrir et de les protéger

Ce n’est pas lui qui baissera les yeux le premier

L’aube se lève sur la montagne enneigée

Les bêtes sont rentrées et les proies deviennent rares

Alors cette brebis égarée sauvera ses petits

Mais la colère de l’homme est juste

Combien de moutons égorgés a-t-il déjà retrouvés

Et son troupeau s’est amoindri

Les exigences du loup ne sont pas les siennes

Nourrir des louveteaux qui tueront ses brebis

Encore et encore

Mais il sait que la loi lui interdit de tuer

Il recule lentement plein d’amertume

Sans toucher au fusil

Et regarde le loup blanc s’éloigner dans la brume

Sa proie ensanglantée serrée entre ses crocs

Manon

sans-titreManon

Elles étaient deux mais elles ne faisaient qu’une. A quatre mois,  l’une babillait  l’autre non. Jumelles monozygotes que seule la voix différenciait. Elevée dans la langue des signes, Manon partageait avec sa sœur son monde du silence. Puis vint le premier choc, la première séparation, le premier déchirement : l’école. Manon a toujours su qu’elle était différente. Elle se sentait parfois coupable de ne pas appartenir au même monde, mais elle se réjouissait quand même de ce plus que la vie lui avait donné. Communiquer avec sa sœur, communiquer avec les autres était une chance offerte qu’il ne fallait pas gâcher. Quand la cloche sonnait la fin des cours, les deux petites filles se retrouvaient se racontant leur journée à force de gestes avec une rapidité déconcertante. Elles partageaient tout, leurs jeux, leurs lectures, leurs idées, leurs projets. A dix-sept ans Manon tomba amoureuse d’un garçon de sa classe et elle eut beaucoup de mal à partager ses émotions avec sa sœur, elle qui n’avait pas encore ressenti ce même frisson.

Dix juillet, juste après les résultats du bac, Manon fait comprendre à sa sœur qui l’attend sur le trottoir d’en face, qu’elle est reçue avec mention. Un bref baiser au garçon de ses rêves puis un crissement de freins sur la chaussée et le cri des passants. Manon se retourne, voit le corps de sa sœur près des roues de la voiture. Dans sa précipitation à rejoindre Manon, la jeune fille n’avait pas entendu les coups de klaxon désespérés du conducteur et le choc avait été inévitable.

Parler de vide, de manque, d’amputation serait un euphémisme. Pour Manon, la meilleure partie d’elle-même repose désormais au Père Lachaise. Mais, au lendemain de l’enterrement, il se produisit un phénomène étrange. Manon perdit l’usage de la parole. Blocage ou refus de parler, les spécialistes consultés se perdirent en conjectures souvent contradictoires. Manon s’était glissée dans le corps de sa jumelle comme on superpose deux images qui se fondent et n’en font plus qu’une. Elle n’existait plus en tant que Manon, elle était désormais l’autre, jusqu’à cette petite tache de rousseur sur le lobe de l’oreille qui les différenciait et qui désormais était sienne, et quand on lui demandait son prénom elle mimait celui de sa sœur, jamais le sien, comme s’il était mort avec cette jeune fille coincée sous les roues d’une voiture un certain dix juillet.

Désormais elle s’habilla avec les vêtements de sa jumelle, se coiffa et se maquilla comme elle, ce qu’elle ne faisait pas auparavant, car elle tenait à différencier leur personnalité. Sidérant et douloureux pour ses amis de retrouver en Manon l’être cher disparu. Elle se mit à fréquenter les copains de sa sœur au sein de l’Institution National des Jeunes Sourds de Paris qui pour la plupart ne firent pas de différence entre les deux jeunes filles pour la simple raison qu’ils n’étaient pas au courant de leur gémellité. Elle reprit naturellement le rôle tenu par sa sœur au groupe Théâtre des non-entendant et tomba spontanément amoureuse de son partenaire comme l’avait été sa jumelle. Ce dernier crut à un miracle quand il vit arriver, pour la première fois, sur le plateau l’être chéri qu’il savait disparu. Il garda le secret, l’aima d’emblée, comme une évidence et Manon l’aima puisqu’elle était l’autre.

 

Il pleuvait ce soir-là …

stock-photo-rain-drops-falling-from-a-black-umbrella-concept-for-bad-weather-winter-or-protection-323261750Il pleuvait ce soir-là…

J’attendais que la pluie cesse pour rentrer chez moi, moi qui ne suis plus ce soir qu’une ombre incertaine à la terrasse du bistro de quartier où j’ai mes habitudes. Une averse qui avait commencé de tomber quand Adrien m’avait quitté presque sans un mot.

J’ai des tas de copains qui apparaissent un temps puis disparaissent, mais Adrien c’est l’ami de toujours, celui avec qui je partage les joies et les soucis, celui sur qui je peux compter quoiqu’il arrive et réciproquement, à la vie, à la mort, telle était notre devise à dix ans.

Je traverse une période difficile sur le plan financier et ma banque vient de me refuser le prêt qui m’aurait évité le dépôt de bilan. Auto-entrepreneur, je réalise avec deux assistants des encadrements d’art pour de riches collectionneurs, souvent étrangers, qui paient rarement dans les délais mettant ma trésorerie en péril. C’est le cas cette année marquée aussi par la récession. La période des fêtes approche et j’ai le moral en berne.

Alerté par mon texto sibyllin : « problème sérieux, rejoins-moi au bistrot à 21 h », Adrien était déjà là quand je suis arrivé. Lui est à la tête d’une startup florissante qui ne cesse de se développer. Je lui fais part de mes ennuis sans détour. Je t’arrête tout de suite me dit-il, j’investis en ce moment en rachetant un concurrent en difficulté et je n’ai aucune disponibilité. C’était net, sec et brutal, tranchant comme une lame acérée. Désolé vieux ajouta-t-il en me quittant sans une parole de réconfort, prétextant un rendez-vous urgent.

Adrien et moi nous nous sommes connus à l’école primaire il y a vingt ans et nous ne nous sommes jamais quittés. Suite à la mutation de son père, il était arrivé en cours d’année en classe de CM1. Je me souviens d’un garçon fluet, timide, rejeté par les autres parce que c’était le nouveau, surnommé bien vite le rouquin à cause de ses cheveux d’un blond ardent. Dans ma classe je faisais figure de chef de clan du fait de ma taille plutôt grande et de mon dribble au foot. Je ne sais pour quelle raison j’ai eu envie de le défendre mais nous sommes devenus amis. Copain de foot et copain tout court. Ensuite le même collège où côte à côte pour les contrôles, Adrien, le plus doué en maths et en physique, laissait sa copie accessible à mon regard. Je faisais de même pour les dictées, l’orthographe étant mon point fort. Autant de souvenirs qui ne demandent qu’à resurgir : les voyages scolaires où nous prenions notre indépendance, la première cigarette dans un pub londonien, les premiers flirts à Dublin avec des petites irlandaises pas farouches, nous étions en 3ème, je crois. La vie nous l’avons découverte ensemble. Puis vint le lycée où le choix des options nous sépara sans trop nous éloigner l’un de l’autre. Les sciences pour Adrien, les lettres pour moi. Ce fut le cinéma, la musique de David Bowie et internet. Nous connûmes aussi les soirées garçons-filles, avec le premier joint et l’abus d’alcool. Epoque intense mais courte car Adrien intégra une école d’ingénieur à Grenoble et moi les Beaux-arts à Paris. Eloignement géographique mais internet et facebook faisaient partie de notre quotidien.

Adrien revint à Paris avec Pauline quand moi je vivais avec Flora. Nous habitions le même quartier et d’une amitié à deux nous passâmes rapidement à une amitié à quatre. Adrien créa sa startup et moi un atelier d’art. Nous nous épaulâmes mutuellement car les débuts furent difficiles. Que de soirées à évaluer les risques, à décortiquer le code du travail, à plonger dans la complexité administrative et fiscale. Nous avons tout surmonté ensemble jusqu’à ce soir…

Le café s’est vidé de ses clients mais la pluie n’a pas cessé de tomber. Malgré le chauffage de cette terrasse fermée, j’étais seul transi et grelottant. Je n’avais pas ressenti une telle tristesse depuis que Flora m’avait quitté il y a presque deux ans, sans un mot comme Adrien aujourd’hui. Je sortis du bistro et marchai au hasard des rues tandis que la pluie ruisselait sur mon visage masquant les larmes que je ne pouvais retenir.