Manon

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Elles étaient deux mais elles ne faisaient qu’une. A quatre mois,  l’une babillait  l’autre non. Jumelles monozygotes que seule la voix différenciait. Elevée dans la langue des signes, Manon partageait avec sa sœur son monde du silence. Puis vint le premier choc, la première séparation, le premier déchirement : l’école. Manon a toujours su qu’elle était différente. Elle se sentait parfois coupable de ne pas appartenir au même monde, mais elle se réjouissait quand même de ce plus que la vie lui avait donné. Communiquer avec sa sœur, communiquer avec les autres était une chance offerte qu’il ne fallait pas gâcher. Quand la cloche sonnait la fin des cours, les deux petites filles se retrouvaient se racontant leur journée à force de gestes avec une rapidité déconcertante. Elles partageaient tout, leurs jeux, leurs lectures, leurs idées, leurs projets. A dix-sept ans Manon tomba amoureuse d’un garçon de sa classe et elle eut beaucoup de mal à partager ses émotions avec sa sœur, elle qui n’avait pas encore ressenti ce même frisson.

Dix juillet, juste après les résultats du bac, Manon fait comprendre à sa sœur qui l’attend sur le trottoir d’en face, qu’elle est reçue avec mention. Un bref baiser au garçon de ses rêves puis un crissement de freins sur la chaussée et le cri des passants. Manon se retourne, voit le corps de sa sœur près des roues de la voiture. Dans sa précipitation à rejoindre Manon, la jeune fille n’avait pas entendu les coups de klaxon désespérés du conducteur et le choc avait été inévitable.

Parler de vide, de manque, d’amputation serait un euphémisme. Pour Manon, la meilleure partie d’elle-même repose désormais au Père Lachaise. Mais, au lendemain de l’enterrement, il se produisit un phénomène étrange. Manon perdit l’usage de la parole. Blocage ou refus de parler, les spécialistes consultés se perdirent en conjectures souvent contradictoires. Manon s’était glissée dans le corps de sa jumelle comme on superpose deux images qui se fondent et n’en font plus qu’une. Elle n’existait plus en tant que Manon, elle était désormais l’autre, jusqu’à cette petite tache de rousseur sur le lobe de l’oreille qui les différenciait et qui désormais était sienne, et quand on lui demandait son prénom elle mimait celui de sa sœur, jamais le sien, comme s’il était mort avec cette jeune fille coincée sous les roues d’une voiture un certain dix juillet.

Désormais elle s’habilla avec les vêtements de sa jumelle, se coiffa et se maquilla comme elle, ce qu’elle ne faisait pas auparavant, car elle tenait à différencier leur personnalité. Sidérant et douloureux pour ses amis de retrouver en Manon l’être cher disparu. Elle se mit à fréquenter les copains de sa sœur au sein de l’Institution National des Jeunes Sourds de Paris qui pour la plupart ne firent pas de différence entre les deux jeunes filles pour la simple raison qu’ils n’étaient pas au courant de leur gémellité. Elle reprit naturellement le rôle tenu par sa sœur au groupe Théâtre des non-entendant et tomba spontanément amoureuse de son partenaire comme l’avait été sa jumelle. Ce dernier crut à un miracle quand il vit arriver, pour la première fois, sur le plateau l’être chéri qu’il savait disparu. Il garda le secret, l’aima d’emblée, comme une évidence et Manon l’aima puisqu’elle était l’autre.

 

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