La cavale

           Tu seras très bien ici lui avait dit sa fille en lui disant adieu. Elle s’envolait le lendemain pour Washington où elle avait obtenu un poste à l’ambassade de France. Femme d’affaires serrée dans un tailleur Chanel, célibataire, elle avait toujours privilégié son travail aux dépens de sa vie personnelle. Seule sa situation importait et il était temps de prendre une décision radicale concernant  son père. Depuis des mois, en fait depuis le décès de sa mère qui remontait à plus d’un an, elle expliquait à son père qu’il ne pouvait rester seul dans l’appartement parisien où il vivait depuis plus de cinquante ans. Il ne répondait pas à ses incitations et ne la sollicitait jamais se débrouillant comme il pouvait avec une aide extérieure. Il savait qu’il n’aurait pas de petits-enfants à gâter et cela le chagrinait. Certes il était seul mais il se sentait bien avec ses souvenirs. La mutation de sa fille unique aux USA précipita la décision qui se prit donc en dehors de lui. Sa fille connaissant son attachement pour le Poitou où il avait passé son enfance et, aidée par de lointaines parentes, elle trouva une maison de retraite qui pouvait l’accueillir sans grand délai. Elle s’occupa de tout : elle géra les papiers administratifs, elle vida l’appartement et le mit en vente assurant ainsi un capital à son père en complément à sa retraite. Lui ne s’exprima pas. A quatre-vingt-dix ans il n’avait plus la force de s’opposer à sa fille qui avait toujours été très directive. De plus il avait pris de la distance vis-à-vis de l’existence.

          C’est ainsi qu’Antoine se retrouve un bel après-midi de septembre pensionnaire à la résidence « A l’ombre des lilas » dans un petit village près de Poitiers. Il est seul dans une chambre aménagée au goût de sa fille entouré, de blouses blanches qui le harcellent de bonnes intentions. Dans la salle du restaurant parmi les « encore valides » il est assis en face d’un drôle de bonhomme qui ne cesse de le regarder par-dessus ses lunettes. Il ne quitte jamais son béret plaqué de côté d’où dépasse une mèche de cheveux gris. Des yeux malicieux, rieurs, ce drôle de bonhomme semble déplacé dans cet environnement ouaté. C’est Marcel, on dirait qu’il ne souffre d’aucun mal, il a plutôt l’air en bonne santé et il se déplace avec l’agilité d’un chat, mais quelque chose dans son regard inquiète. Toujours prêt à faire les yeux doux et à taquiner les infirmières et le personnel, il est devenu le chouchou de la maison. Ce drôle de bonhomme intrigue Antoine et dérange sa solitude.

          La maison de retraite n’est pas une prison et les résidents ont tout loisir de sortir et de se promener dans le village. Ainsi Antoine chaque jour se dirige vers son endroit favori, les rives du Clain. Autrefois utilisé pour le transport des ardoises, il est maintenant réservé aux seuls promeneurs et pêcheurs. Que de parties et que d’éclats de rire n’a-t-il pas fait avec ses amis aujourd’hui disparus, une canne à la main surveillant un bouchon qui s’enfonçait à chaque prise ! Il se sent le dernier survivant d’une époque révolue. Sans lui demander son avis sa fille a eu raison de le sortir de son appartement parisien, ici il respire l’air de son enfance.

          Un après-midi assis, comme de coutume, sur un banc au plus près des pêcheurs, il aperçoit Marcel qui se dirige vers lui. « Je te cherchais dit-il, on m’a dit que tu venais souvent ici. Depuis ton arrivée aux Lilas je t’observe avec attention car ton attitude m’intrigue. Aux repas où nous partageons la même table, tu es ni hostile ni empathique mais pourtant toujours silencieux et ton regard est ailleurs. C’est comme si tu voyais au-delà du réel dans un monde à part. Sacré Antoine ! Quand j’ai su ton goût pour le Clain je me suis dit que nous partagions sûrement la même passion. Pas seulement celle de la pêche que j’ai longtemps pratiquée mais celle de l’eau qui mène loin très loin au grand océan et de là bonjour le monde entier ! Tiens c’est curieux de voir comme ton regard brille et devient tout à coup interrogateur. Tu ne me prends plus pour le dingue de la résidence avec mes blagues de comptoir et mes farces à deux sous pour amuser la galerie. Moi, le petit gars de Corrèze, tu te demandes bien comment j’ai pu atterrir ici et développer une telle passion. Dans le hameau où j’habitais pas question d’aller voir la mer, on n’en parlait même pas, c’était loin et sans intérêt. Ma mer à moi  c’était un simple cours d’eau presque à sec l’été et qui débordait lors des violents orages d’octobre. Il coulait à la limite de nos champs et c’est là que je passais mon temps libre à rêver. J’étais ce cours d’eau et j’imaginais son parcours depuis sa source, les communes qu’il traversait, les rivières qu’il rejoignait pour atteindre le fleuve qui le menait enfin à la liberté. Dans ma vie comme le cours d’eau de mon enfance j’ai sillonné le territoire roulé souvent comme un galet, j’ai pris des chemins de traverse qui m’ont privé longtemps de liberté et la mer c’est devenue l’évasion suprême ». Marcel en repensant à son passé devenait lyrique et Antoine l’écoutait avec bonheur. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas vu la mer mais déjà dans sa tête roulaient des vagues bordées d’écume. « Je me suis fait une promesse avant de partir dans l’au-delà, poursuivit-il, non seulement de rejoindre l’océan, mais de m’embarquer sur un vieux rafiot, de sentir le sel et les embruns sur le visage, de danser sur la houle, de voir des dauphins sauter comme des diables en riant. Ce serait mon premier et dernier voyage, il y a si longtemps que j’en rêve. J’ai un cahier où j’ai tout écrit sur le parcours. Si tu es d’accord on se tire ensemble. On se dessèche ici avec leurs médocs, leurs animations nulles et le langage lénifiant des blouses blanches ».

          Antoine tourna vers lui un regard surpris, incrédule. Que dirait sa fille si elle apprenait qu’il s’est enfui avec un aventurier nonagénaire foutraque? Ce serait un bon tour à lui jouer, elle qui l’a casé ici comme on se débarrasse d’un vieux colis encombrant. « Tope la, amigo, on se retrouve demain même lieu même heure et je te dévoilerai notre plan de route ajouta Marcel avec un clin d’œil complice. Evidemment, silence radio à la résidence !  » Le béret enfoncé sur la tête il salua Antoine encore sous le choc de la proposition et partit d’un pas déterminé. Le lendemain il était sur le banc avec une heure d’avance attendant Antoine, le fameux cahier posé sur le banc à côté de lui. Les pages étaient couvertes d’une écriture fine et serrée, c’était des réflexions sur le voyage, des anecdotes glanées au cours du temps sur les contrées lointaines, des extraits de cartes routières, des dessins de lieux griffonnés à la main, des photos, un explicatif sur les vents et marées,  les îles à visiter, les îles à éviter, tout était mentionné dans  le moindre détail. Combien de mois, combien d’années pour réaliser ce document-fleuve, journal d’une vie rêvée mais jamais réalisée. Antoine, très vite dépassé par le débit accéléré de son compagnon, avait lâché prise. Il s’était arrêté à l’île de Ré, une des premières étapes du programme, qui lui rappelait tant de souvenirs. Il avait aimé cette île peut-être à cause d’Anna qu’il avait rencontrée l’été 50 dans un centre de vacances pour étudiant. Ensemble ils avaient découvert le plaisir de la voile et voué une passion à l’océan. Oui il voulait revoir l’île de Ré  et s’asseoir à l’extrémité de l’île sur les rochers près du phare de la Baleine comme il le faisait avec elle  et regarder la marée monter. Il revoit Anna, son corps élancé plongeant dans les vagues et revenant vers lui en riant aux éclats et criant : « viens elle est bonne ! ». Oui il voulait partir, quitter cette maison mortifère pour vieux où l’avait casé sa fille  et revivre des émotions enfouies une dernière fois. La suite, la traversée de l’Atlantique, les Antilles pour lui c’était le délire et la folie de Marcel. Un poème de Blaise Cendrars sur le voyage lui revenait en mémoire : « Quand tu aimes il faut partir. Quitte ton amante quitte ton amant. Quitte ta femme quitte ton enfant ….Quand tu aimes il faut partir ». Oui il partira avec Marcel, il en est certain, jusqu’où il ne le sait pas encore.

          Marcel avait compris dans le regard d’Antoine que cette cavale il la ferait à deux. Excité par cette perspective il redoubla d’énergie pour peaufiner le programme au point de ne plus dormir la nuit tant il était imprégné par son rêve qui allait enfin devenir réalité. Les autres le trouvaient bizarre car il n’écoutait pas quand on lui parlait et plus grave encore il débitait des propos que personne ne comprenait où des mots liés à la mer revenaient sans cesse. La folie semblait le guetter et il était temps pensait Antoine de prendre la poudre d’escampette avant que le corps médical ne s’en inquiète.  Dans une cabane abandonnée au fond du parc s’entassaient des objets hétéroclites, cordes, lampes de poches, nourritures diverses, cirés, bottes, médocs et pansements volés dans la pharmacie, enfin tout ce qui pouvait être utile à la bonne marche du voyage. Un dernier rendez-vous pour les fugueurs fixa l’envol le dimanche de Pâques pendant la grand-messe.

          Enfin ce fut le jour tant attendu mais Marcel n’était pas sur la ligne de départ. Terrassé par l’émotion, il était allé au bout de ses forces, au bout de son rêve. Victime d’une crise cardiaque il mourut dans la nuit qui précéda leur fuite.

           La cavale devenait celle d’Antoine, seul désormais, mais déterminé à rejoindre l’île de Ré. Il se rendit dans la cabane abandonnée prendre juste ce qui lui sérait nécessaire pour son ultime voyage. La mort de Marcel l’avait surpris plus que peiné. Au fond il ne connaissait pas grand-chose de ce drôle de bonhomme si ce n’est cette complicité née d’un projet insensé qui les avait rapprochés ces derniers jours. De l’endroit où il se trouvait il pouvait entendre les chants religieux de la messe de Pâques. L’église était si petite que pour les grandes occasions le prêtre laissait les portes ouvertes pour que tout le monde puisse suivre l’office. Il n’était pas spécialement tourné vers la religion mais cette ferveur adoucissait sa peur. N’était-il imprudent de prendre ce car pour Poitiers et le train vers l’île de Ré ? Il marchait à petits pas rapprochés, un début de Parkinson et il savait très bien où la maladie le mènerait. Alors plus fort que la peur, plus fort que la mort, il serait ce soir face à l’océan avec Anna.