L’ énigme

Dans ma vie professionnelle, j’ai toujours occupé mon temps libre à approfondir  ma connaissance de la peinture et j’ai profité de mes voyages pour visiter les grands musées européens, italiens surtout, mais pas seulement. Désormais retraitée, je fréquente assidûment les expos à la découverte de talents reconnus ou « en devenir ». Ma drogue c’est la peinture !

Je me suis rendue récemment à une exposition de peintres scandinaves contemporains ayant pour thème « les portraits ». Ces peintres talentueux, d’après les articles lus dans la presse, sont peu connus dans leur pays et encore moins en France. La rencontre avec des tableaux inédits m’attire et ceux que j’ai chez moi ont tous été achetés sur coup de cœur.

Catalogue à la main je parcours les allées où les peintures sont présentées suivant leur origine : danoise, norvégienne ou suédoise. Je connais le nom de quelques peintres célèbres dont Edvard Munch, ce norvégien mondialement connu pour « le Cri », mais ma culture s’arrête là. Je me trouve dans l’allée consacrée justement à ce pays où la réputation d’artistes des lumières se justifie pleinement. Cette lumière on la retrouve dans tous les paysages ruraux ou urbains qui entourent les personnages et leur donne cet éclat si particulier. La neige est souvent présente étincelante et apaisante à la fois. On y voit des enfants qui patinent le nez rougi par le froid, des familles en traineaux profitant d’une journée ensoleillée ou des promeneurs isolés admirant la nature. Nombreux sont les portraits de femmes jeunes ou âgées extrêmement réalistes où chaque détail de leur visage ou de leur corps est finement rendu avec toujours cette même lumière qui transcende la peinture.

Soudain, tétanisée, je me fige. Devant moi un petit tableau signé NIO, rayonnant de lumière, intitulé : « La jeune fille à la pipe » ! Que montre- t-il ? Debout sur un balcon tournant le dos à la montagne enneigée, une adolescente en tenue de ski, allure androgyne, cheveux courts, fume la pipe. Avec stupeur je me reconnais : c’est moi jeune. Je me frotte les yeux, je m’approche pour mieux voir mais aucun doute n’est possible. C’est bien Moi ! Je retrouve la tenue de mes vingt ans avec ce pull rouge à col roulé et ce fuseau noir très tendance à l’époque. La preuve en est la photo prise par je ne sais qui, conservée dans mes archives avec tous les clichés anciens. Elle est en noir et blanc. Le peintre ne s’est pas trompé en reprenant la couleur rouge de mon pull qui donne encore plus d’éclat au tableau.

Renseignement pris auprès de la responsable de l’exposition, cette toile signéeNIO, artiste norvégien inconnu en France, a été proposée à la vente par une jeune femme dont elle me donne les coordonnées. Je mets immédiatement une option d’achat sur le tableau et, avant de quitter les lieux, je retourne le voir fascinée par cette rencontre. C’est Moi, je n’en doute pas, mais je n’ai jamais posé pour quiconque !

Je rentre très troublée chez moi et sors la pochette où se trouvent les photos de mes vacances étudiantes. J’identifie vite le lieu –les Houches – l’année de mes vingt ans alors que je passais les fêtes de fin d’année avec un groupe de copains de la fac. Ce court séjour était pour nous le dépaysement dont nous avions besoin, une bouffée d’air frais pour le corps et pour l’esprit. Tous les souvenirs remontent à la surface y compris l’origine de la pipe qui était celle de mon petit copain de l’époque mais « la photo » reste introuvable. Je cherche à nouveau, éparpillant sans succès la centaine de clichés. J’étais si sûre de la trouver, c’est inexplicable ! Sans la photo je perds une preuve que la jeune fille de la toile c’est Moi.

 L’expo terminée, « La jeune fille à la pipe », est désormais chez moi. Accrochée dans mon bureau sur un mur inondé de soleil le matin, ses couleurs rayonnent. Reste à savoir comment réagiront mes proches ? « Tiens tu as un nouveau tableau » s’exclame mon fils ! « Il est super et la fille bien sympa ». Pas d’autre commentaire si ce n’est un rire franchement moqueur et frisant l’impertinence quand je dis que c’est Moi. Même réaction de la part de mes frère et sœur qui pourtant me connaissent depuis l’enfance. « Comment oser affirmer que c’est toi dit mon frère puisque les traits du visage sont flous à cause de la fumée de la pipe » ? « Arrête tes hallucinations, c’est ridicule ajoute ma sœur ! ».

Je n’en démords pas et je prouverai à tous les sceptiques que la jeune fille à la pipe, c’est Moi ! L’enquête commence auprès de la jeune femme qui possédait le tableau. Contactée par téléphone elle me raconte que la toile a été retrouvée en vidant l’appartement de sa grand-mère. Cette toile dormait au fond du placard de la chambre de bonne que sa grand-mère avait louée pendant deux ans à un jeune peintre norvégien venu étudier à Paris. En voyant ce tableau, elle se rappela ce que lui avait raconté sa mère, qui avait eu l’occasion de le rencontrer. C’était un colosse avec une barbe blond-roux dont elle avait conservé le souvenir. Il s’appelait Niels Olsen (NIO sur le tableau), comme son aïeul médaillé olympique au cours des premiers jeux d’hiver en 1924 à Chamonix. Cette médaille, conservée par sa famille, et sa passion du ski le faisaient rêver aux grandes stations des Alpes qu’il comptait bien connaître en venant en France.

Comment résoudre cette énigme ? Les recherches sur internet portant sur NIO et sur la peinture norvégienne ne donnant aucun résultat, il ne me reste plus qu’à élaborer des hypothèses. Une certitude toutefois le pull rouge à col roulé de la jeune fille ! Je l’ai et je peux le montrer car il est rangé avec les vêtements de montagne. Ce n’est pas une preuve me diront certains car le peintre a peut-être choisi le rouge pour éclairer sa toile ! Pour moi c’est une preuve !

Il reste à imaginer comment NIO a fait mon portrait sans que je ne l’aie jamais rencontré. J’ai l’explication : NIO attiré par les grandes stations alpines s’est rapproché de Chamonix lieu emblématique pour lui et sa famille. Cette fameuse fin d’année, il était aux Houches très près de Chamonix dans la même résidence universitaire que moi, partageant probablement nos repas où chacun valorisait ses performances du jour à ski. Son carnet de croquis toujours avec lui, séduit peut-être par la grâce du modèle, il a ébauché silhouette, posture, vêtements pour faire ensuite le tableau. Autre hypothèse : le jour de la séance photo qui a immortalisé la jeune fille à la pipe, peut-être a-t-il lui aussi pris un cliché ? Tout est possible mais je ne garde aucun souvenir de lui !

Voilà ma version mais elle peut être contestée. Des jeunes filles en tenue de ski, les cheveux courts, d’allure androgyne, fumant la pipe sur un balcon, le visage un peu flou, il y en a des dizaines. NIO dans son parcours à travers la France en a peut-être croisé une qui a capté son regard et il en a fait le portrait retrouvé au fond d’un placard ?

Comment savoir ? Je vous laisse face à cette énigme …

 Oui mais l’histoire n’est pas finie ! Des mois ont passé…

Lors d’un rangement, j’ai exhumé du fond d’un carton une pochette avec des photos anciennes ! Qu’ai-je trouvé ? Deux photos  de cette fameuse fin d’année aux Houches.

La première est une photo de groupe où je figure avec les cheveux mi-longs frôlant les épaules. Quel choc !  Est-ce ma coiffure habituelle ? Pas sûr !  A l’époque, je privilégiais  surtout les cheveux tirés en arrière et retenus en chignon, qui vus de face, donnait l’impression d’une coiffure courte. La résolution de cette énigme tient donc à un cheveu !

La deuxième est la fameuse photo, recherchée en vain, comme preuve que le portrait du tableau c’est Moi.  Photo en noir et blanc d’une jeune fille, debout sur un balcon, tournant le dos à la montagne enneigée, en tenue de ski, d’allure androgyne, fumant la pipe. Tout y est  jusqu’à la fumée de la pipe, mais qu’en est-il de la coiffure?  Mon visage apparait de face avec des cheveux courts ….et  je suis seule à savoir qu’ils sont  longs et tenus en arrière.  Qu’a vu NIO ? Moi et mes cheveux courts ….et il a peint son tableau. C’est ma conviction profonde, mais un doute est  toujours possible !

Toutefois, si vous venez me voir un jour, je vous dirai en vous montrant le tableau :

                           « La jeune fille à la pipe c’est Moi »