Où sont passés nos rêves

« On s’aimait

On riait on s’embrassait

On trouvait que l’amour c’était facile

On s’aimait chante Alain Souchon

Si les amours de jeunesse sont souvent de courte durée leur empreinte nous marque comme un tatouage indélébile.

Je passais toujours mes vacances sur la côte d’argent à Lacanau lieu de résidence de mes grands-parents et Valentin faisait de même. Nous étions attirés par cet océan imprévisible qui chaque année emportait des vacanciers imprudents. Malgré notre jeune âge et notre insouciance nous avions réussi à l’apprivoiser. Dans la journée nous rivalisions sur nos planches de surf jamais rassasiés de ces moments d’intense complicité. Nos maisons côte à côte nous permettaient de passer des soirées ponctuées d’éclats de rire qui résonnaient dans tout le quartier. Rivaux la journée, à la tombée de la nuit nous exprimions maladroitement nos premiers sentiments. Chaque année nos liens se renforçaient jusqu’au jour où Valentin ne vint plus. Sa grand-mère décédée la maison fut mise en vente. Le monde de  mon enfance s’écroulait.

Le hasard réserve bien des surprises car quelques années plus tard nous nous sommes retrouvés en première dans le même lycée. Bonheur fou de revoir mon amour d’enfance, pourtant tout nous séparait. J’aimais étudier, il était passionné de foot, de musique et de Baudelaire. Les études pour moi étaient avant tout littéraires, les livres des compagnons de chaque instant libre. Pour lui seul le foot comptait. Il le pratiquait assidument au club local. A chacun ses rêves, le mien secret était de devenir écrivain, lui se voyait plus tard manager d’une grande, voire internationale, équipe professionnelle. Ensuite venait la musique. C’était dans un groupe nouvellement formé au lycée où le jazz l’emportait sur le classique et surtout sur les études. Il lisait peu sauf Baudelaire. Je n’ai jamais su d’où lui venait cette passion. C’était son jardin secret qu’il ne dévoilait à personne. Seule moi y avais  accès et j’étais sensible à ce privilège. Que de fois il a fait battre mon cœur avec « A une passante » et autres poèmes des « Fleurs du Mal ». Enfant unique d’une famille divorcée, élevé par une mère dépassée par la personnalité de son fils, il faisait ce qu’il voulait. L’important pour elle était que ni l’école ni le club ne se plaignent de son comportement ni de ses résultats scolaires ou performances sportives. Il était différent des autres avec des rêves insensés dans la tête et une envie folle de les vivre intensément. Moi j’avais envie de liberté et il était libre. Malgré nos différences on s’aimait, on trouvait que l’amour c’était facile…

Cette même année je devais passer deux mois en Angleterre pour parfaire mon anglais pendant les grandes vacances. Ne plus avoir mes parents sur le dos équivalait à un avant-goût de liberté. J’enviais Valentin, libre comme l’air et je le jalousais d’être un garçon qui, à mon époque, lui laissait l’envergure d’un oiseau. Moi je me sentais coincée dans le carcan d’une famille bien sous tous rapports. Déjà, dans le bateau qui m’emmenait à Douvres, je m’enivrais de l’air du large laissant voguer mes pensées. Avec Valentin nous avions prévu, à l’insu de tous, de nous retrouver sur le quai du débarquement. Je devais rejoindre Eastbourne où je logeais dans une famille d’accueil amie d’un collègue de mon père et Valentin trouva refuge dans une auberge de jeunesse. J’avais le champ libre à condition de suivre une fois par jour les cours au collège local. C’était plutôt en fin de journée et nous avions tout le temps libre pour nos promenades sur la plage, nos baignades dans une eau fraîche et nos tendres câlins. Nous avions grandi depuis Lacanau, on trouvait que l’amour c’était facile, on s’aimait…

Et puis un jour Mary arriva. Il y avait une place libre à côté de moi à un cours de littérature anglaise et elle vint s’y asseoir. Quand le soleil du soir éclairait ses cheveux blonds il s’y reflétait en nuances pourpres. Très vite nous nous sommes trouvé des points communs et malgré notre langue différente, je ressentais ses émotions et elle comprenait les miennes. J’étais partagée avec mon besoin d’être avec Valentin et l’envie de vivre une amitié qui m’apparaissait de plus en plus indispensable. J’ai eu beaucoup de camarades au lycée, certaines plus chères que d’autres, mais je ne me suis jamais investie dans une relation durable. Avec elle la séparation devenait une souffrance. J’avais remarqué qu’un garçon « so british » l’attendait à la sortie des cours en même temps que Valentin venait me rejoindre.

Les garçons apprirent à se connaître sans vraiment s’apprécier. Je remarquais chez Valentin une certaine impatience qui tournait à la jalousie de ne pas être plus souvent seul avec moi. Aussi coupait-il souvent court à nos bavardages. De deux nous passâmes à quatre. Dans nos balades, en ville ou sur la plage, mes câlins avec Valentin devenaient moins fréquents. Il faudrait à part égal vivre l’amour et l’amitié sans qu’aucun des deux ne prenne le pas sur l’autre. Mon amour pour Valentin était ancré au plus profond de moi mais j’aimais cette amitié avec Mary. Une amitié de courte durée puisque dans un mois chacune de nous retrouverait ses habitudes. Les jours passaient et je voyais arriver le moment du départ avec angoisse. Malgré les promesses de futures retrouvailles, qu’en sera-t-il de l’absence ?

Mes relations avec Mary profondes et intenses se poursuivirent mais avec le temps devinrent moins fréquentes pour disparaître totalement. Nos projets de vie élaborés à Eastbourne ne se réalisèrent pas. Elle voulait être archéologue et parcourir le monde à la recherche de vestiges du passé mais des problèmes familiaux l’en empêchèrent. Agrégée et prof de lettres, mon rêve d’écrivain s’éloignait par manque de temps et pourtant le désir d’écrire était toujours là. Moi qui croyais si fort à l’amitié je n’ai pas eu d’autre amie que Mary. Pourquoi après tant d’années ce besoin de la revoir a-t-il resurgi ? Nostalgie du passé ? Peur de  la solitude ? Pour combler un vide affectif ? Je ne sais toujours pas. Après bien des recherches je l’ai retrouvée à Londres où elle travaillait dans un laboratoire d’expérimentation. J’étais tout excitée à l’idée d’entendre sa voix mais je n’ai eu en retour que des paroles de politesse sur un ton d’indifférence. Apparemment nous n’avions plus les mêmes souvenirs.

Valentin, le complice de mon enfance, l’amour de mon adolescence, a poursuivi sa vie de liberté loin de moi à la fin du lycée. Notre passion aura duré deux ans : deux ans de rire, d’insouciance et de rêves insensés. Après l’échec au bac il se laissa entraîner par des copains de sa banlieue vers une vie de dérive que je ne voulais pas partager. Il abandonna le foot sa première passion pour se consacrer à la musique. Il fit partie d’un groupe de rock qui connut un certain succès et  parcourut le monde à la recherche de nouvelles émotions. Baudelaire devait lui sembler bien loin ainsi que celle qui aimait tant  l’écouter lire « la Passante « et autres poèmes. On s’aimait encore mais on réalisait que l’amour n’était pas facile et l’on s’éloigna peu à peu l’un de l’autre.

Nos amours de jeunesse sont devenus aujourd’hui de lointains souvenirs. La vie nous a pris dans son rouleau détruisant nos rêves, comme les vagues à Lacanau brisaient les frêles embarcations, nous laissant une blessure au cœur inguérissable.