L’écrivain

ecrivain

L’écrivain

     Sauver la planète, nourrir l’humanité, gérer la transition énergétique, les grands défis mondiaux au programme SVT du bac ne m’inspirent pas.

     En ce moment je vis mes presque vingt ans en dilettante. Houspillé par mes parents et mes copains qui me qualifient de parasite ne sachant que jouir et profiter, je vais réagir, les étonner, leur clouer le bec. Je serai écrivain.

     Je ne sais pas encore le genre que je vais choisir : policier, sentimental, historique, aventures, autobiographie, essai, récit, nouvelle, poésie, fable ou autres, le choix est grand.

     Dans un premier temps je vais revoir mon look pour adopter une attitude d’intello contemporain. J’hésite entre le style hipster : barbe, lunettes d’écailles, cheveux longs, jean délavé ou le style classieux avec pantalon noir et chemise blanche à la BHL. Je passerai mes après-midi à la terrasse d’un café branché avec le regard lointain de celui qui pense. Quand on me demandera mon métier je répondrai : écrivain. En témoigneront mes papiers d’identité et mes liens sur les réseaux sociaux. Partout il y aura écrit ce mot magique qui force l’admiration et l’envie dans le regard des autres. Je participerai à des émissions culturelles radio et télé, je serai ce garçon brillant que tout le monde s’arrache et, afin d’asseoir ma réputation, j’arriverai légèrement éméché, juste ce qu’il faut pour être dans le vent. Je participerai à des signatures dans les librairies et les supermarchés afin que mes lecteurs me découvrent en chair et en os. Je devrai aussi me déplacer en province pour booster les ventes, il ne faudra négliger aucun lecteur. Je serai nominé pour des prix que je n’obtiendrai peut-être pas, mais le but n’est pas d’être lauréat mais que l’on parle de moi.

     J’écrirai dans une pièce transformée en bibliothèque ; la vue de tous ces livres ne pourra que m’inspirer. J’aurai un grand bureau en désordre où sera posé un cahier ouvert à la première page et un stylo plume à encre bleue. Sur la porte un carton : ne pas déranger. L’écrivain que j’incarnerai dédaignera les outils modernes genre ordinateur, tablette, imprimante etc. A voir, car accro à l’informatique comme tous les jeunes, je changerai peut-être rapidement d’avis. Je m’appellerai Valentin, juste mon prénom, qui deviendra mon nom d’auteur.

     Le genre policier me plairait beaucoup. J’aimerais emmener mes lecteurs dans un suspense à couper le souffle jusqu’à la dernière page où l’on découvrirait que l’auteur des meurtres n’est autre que cette jeune fille blonde à qui on aurait donné le bon dieu sans confession. « Bon dieu, mais c’est bien sûr ! » aime dire mon grand-père parodiant l’inspecteur Bourrel héros de la série culte de son époque : les cinq dernières minutes. Je suis un lecteur assidu de romans noirs et un fidèle téléspectateur de séries policières qui font le bonheur de mes soirées, mais à part ça je ne connais rien aux enquêtes et j’ai peur de n’être pas crédible.

     Le roman historique demande une grande documentation. Je devrais passer des heures dans les bibliothèques et les archives pour trouver « le document » sur lequel appuyer mon histoire. Romancer un fait réel va m’attirer les foudres de tous les férus d’histoire, on va me traîner dans la boue, me clouer au pilori et ce n’est pas ce que je recherche dans mon nouveau métier. Moi, je veux être dans la lumière.

     Raconter ma vie aurait vite fait d’ennuyer mes lecteurs, car jusqu’à présent rien dans mon parcours n’est suffisamment excitant pour développer un quelconque intérêt. Je n’ai pas encore assez vécu, j’ai eu une enfance heureuse, des parents aimants et je suis un ado sans grand conflit. Rien que du banal !

     Je garde les essais et les récits pour plus tard quand, avec l’âge, viendront la réflexion et l’expérience. Quant aux nouvelles, synonymes de petites histoires, le genre pourrait me convenir mais je rêve d’un pavé comme « Les frères Karamazov » !

     Ah ! J’allais oublier le roman d’aventures où mon héros découvrirait dans une île connue de personne, non pas un trésor ce serait trop commun, mais des personnages moitié singes moitié hommes qui ne seraient pas sortis de la préhistoire. Ou bien il serait un justicier qui combattrait sans merci les privilèges prenant aux riches pour donner aux pauvres. Mais il me semble que ces bons sentiments ont déjà été bien développés et de belle manière. Ne pas essayer surtout de rivaliser avec les grands auteurs. Je ne vais pas réécrire les trois mousquetaires et le comte de Monte-Cristo !

     La poésie me tente mais il faut être Arthur Rimbaud ou rien. Or je ne suis rien ! Pouvoir écrire le bateau ivre est depuis toujours un inaccessible rêve : « comme je descendais les Fleuves impassibles, je ne me sentis plus guidé par les haleurs… »

     Alors voilà, c’est décidé, je vais me tourner vers le roman sentimental. Ce sera l’histoire des Paddenas, vaste domaine dont ma grand-mère m’a souvent parlé. Plusieurs générations de propriétaires s’y sont succédé, une famille tentaculaire aux destins contrariés. Ce sera une fiction sur fond de réalité et je saurai être un fin limier pour faire parler les descendants.

     Une voix venue de loin me ramène au présent. C’est celle du prof qui surveille l’amphi depuis deux heures, l’épreuve de SVT est terminée, les copies seront relevées dans cinq minutes. Pour moi ce sera la dernière page blanche de mon existence.

     Je n’ai rien à faire de ce bac et des problèmes planétaires qui me dépassent, mon avenir est en marche, je serai écrivain.