Le facteur

     Il fait sa tournée à vélo comme chaque jour dans le quartier qui lui est dévolu. Il s’arrête un moment devant la maison d’une vieille dame qui jardine avec application. Un sourire, un bonjour, mais à part quelques prospectus, jamais de courrier, pas même pas une carte postale à l’occasion des fêtes à mettre dans cette jolie boîte à lettres en forme de nid d’oiseau dont le nom Anne-Laure Dumoulin s’affiche en lettres dorées. On imagine, à voir tout le soin apporté à ces détails, une dame soignée, délicate au goût un peu suranné. Le facteur est chagrin ! Personne ne pense donc plus à elle ! Elle qui ferait sûrement le bonheur de nombreux petits-enfants. Privé très jeune de ses grands-parents il aurait aimé avoir une grand-mère comme elle. Ses cheveux blancs tirés en arrière et relevés en chignon, un tablier qui lui serre la taille, sa canne accrochée à un arbuste, la vielle dame retourne la terre, coupe les fleurs fanées et marche en claudiquant.

     Souvent il se demande ce qui se cache derrière les murs de ces maisons. A part pour les lettres recommandées il ne voit pratiquement jamais les occupants et souvent son imagination déborde et l’entraîne au-delà de toute réalité. Ses collègues le surnomment le rêveur ou le fou avec ses histoires à dormir debout ! Noël approche et comme chaque année il va distribuer des lettres et des colis jusqu’au débordement des boîtes. Mais rien pour le numéro 64 de la rue Boileau. Ce soir il prendra son plus beau papier et rédigera une lettre à l’attention de cette vieille dame en s’appliquant pour éviter les expressions de langage des jeunes. La langue française a déjà tellement changé depuis l’emploi des sms que parfois lui-même s’y perd. Notre facteur a l’âme d’un enquêteur. Son rêve secret était d’entrer dans la police, de résoudre des affaires, de fouiner jusque dans l’intimité des gens mais il a échoué au concours d’entrée.

     Madame,

     Pardonnez mon audace en vous adressant cette lettre. Je suis votre facteur et je vous aperçois souvent dans votre jardin bêchant la terre avec application mais je n’ai jamais encore osé m’arrêter pour vous saluer et vous demander l’espèce rare de ces roses qui pourraient garnir le devant de ma maison qui se trouve à la sortie de la commune . Un jour peut-être pourrons-nous échanger quelques mots lors de mon passage quotidien dans cette rue tranquille où vivent essentiellement des personnes âgées et où les faits divers ne défraient pas la chronique.

     Son travail de facteur ne l’occupant pas à plein temps, il donne un coup de main aux archives de la mairie. Ce quartier c’est son fief. Etant donné l’âge avancé des résidents il doit bien y avoir quelques histoires, quelques scandales oubliés ou étouffés dans cette pièce abandonnée où s’entassent des dossiers poussiéreux. Et puis un jour il tombe sur la photo d’une jeune femme impliquée dans une affaire de recel d’objets volés avec atteinte à la personne . Le journal local relate les faits sans trop de détails, faits qui se sont terminés pour la coupable par trois ans d’emprisonnement. Et puis plus rien qu’une maison à l’abandon. Notre facteur, attiré par la beauté singulière de cette jeune femme, essaye auprès des plus âgés de glaner quelques informations. Il apprend que l’inconnue, sa détention terminée, avait dû quitter la ville tout en conservant la maison qui resta inhabitée de longues années.

     Il n’était pas encore en poste quand la maison fut ré-ouverte. D’après ses collègues l’occupante résidait là depuis une dizaine d’années. Solitaire, elle ne participait jamais aux repas que la mairie organisait pour tenter de rapprocher les personnes âgées comme cela se fait dans beaucoup de communes de France, ni aux voyages organisés en car destinés à la découverte de la région.

     Notre facteur ne sut jamais si sa lettre avait été lue par sa destinataire. Juste l’habituel signe de tête quand il passait devant sa maison. Il en fut bien peiné tout en espérant qu’un jour elle romprait le silence. Peu de temps après cette tentative de dialogue, l’Administration le changea de secteur et il ne passa plus lors de sa tournée devant la maison de la vieille dame. Il oublia Anne-Laure Dumoulin. Trois années passèrent jusqu’à ce jour où se produisit un évènement inattendu. Rendant visite à une vieille cousine retirée dans un Ehpad d’une commune voisine il crut à un mirage. Parmi les pensionnaires qui profitaient du très beau jardin mis à leur disposition, il reconnut sans aucun doute Anne-Laure Dumoulin. Interrogée, sa cousine lui confirma que c’était bien elle et ajouta qu’elle était arrivée deux ans auparavant et que peu à peu, jour après jour, elles étaient devenues très proches. Elle s’était confiée, lui avait raconté sa vie pleine de rebondissements en disant dans un sourire complice qu’elle aurait pu en écrire un roman. Après ces confidences la maladie d’Alzheimer s’était infiltrée peu à peu en elle au point que tous ces souvenirs s’effaçaient. Pas question pour elle de reconnaître son facteur ! C’est avec les informations recueillies par sa cousine que le facteur découvrit la vie d’Anne-Laure Dumoulin.  Cela lui donna l’envie d’écrire ce récit.

Née dans une famille bourgeoise Anne-Laure  est une enfant non désirée, quatrième d’une fratrie de filles en décalage d’âge avec ses aînées. Ses parents propriétaires d’un haras près d’Orléans sont trop occupés pour prendre soin d’elle.   Elle est confiée à une employée de maison très dévouée qui lui prodigue attention et amour. C’est elle qui lui fait découvrir le plaisir de la lecture en lisant et relisant à cette petite fille insatiable tous les contes pour enfants. En grandissant elle développe son goût pour la littérature, sa passion pour les chevaux et son besoin d’indépendance. En dépit de son attirance pour le monde animal qui la rapproche de son père   elle est une adolescente en conflit avec les codes imposés, rebelle, nourrie de Rimbaud, Verlaine, Nerval et autres poètes maudits, attendant sa majorité pour abandonner ce milieu familial bourgeois étouffant.  A dix-huit ans elle quitte la maison de Sologne pour Paris où elle partage un studio avec une copine. Commencent alors les années de galère, les petits boulots et les mauvaises fréquentations. Elle s’acoquine avec un voyou  chef de bande et participe au vol avec violence sur personne d’un entrepôt de matériel hifi. Arrêtée, inculpée, elle purge trois années de prison.

    Pas question de renouer avec une famille qui l’a complètement abandonnée. A part la plus proche de ses sœurs qui lui rend visite en cachette de ses parents, elle vit trois ans de solitude avec à sa sortie une envie de revanche et une volonté farouche de faire quelque chose de son existence. Complètement bilingue elle trouve, aidée d’un instructeur, un travail de traductrice dans une petite revue mensuelle. Ses années de détention lui ont servi à perfectionner son anglais appris auprès de sa mère d’origine écossaise. Pourtant l’envie ne lui manque pas de revoir sa Sologne et pourquoi ne pas y vivre encore. Elle avait tant aimé dans ses jeunes années se cacher dans les forêts pour voir apparaître un cerf, une biche et son faon et surtout parcourir tout le domaine sur Bel son cheval préféré ! Tant de beauté la fascinait. Plus tard elle sera garde-chasse pour prendre soin de tous ces animaux et empêcher les chasseurs d’en faire de la chair à pâté. Mais l’adolescente rebelle n’a pas su se préserver de tentations interdites.

Des aventures stériles sans amour, sans enfant, avec l’impression qu’on lui refuse même le droit d’être mère, elle n’infligera pas à un enfant ce qu’elle a vécu. Mais malgré la farouche intention de rentrer dans le rang, Anne-Laure fuit les problèmes, cache ses émotions, change constamment de boulot, rien ne l’incite à devenir un petit soldat aux ordres d’une société bienpensante. Quant aux programmes de réhabilitation qu’elle a suivis un certain temps, cela n’a fait qu’ajouter de la culpabilité à la culpabilité et de la douleur à la douleur. Elle tombe par hasard sur un ancien compagnon de galère. Retour à la case départ. La tentation est trop forte de s’approprier ce qu’elle ne pourra jamais posséder. Le gang reconstitué, les petits larcins s’enchainent. Bien organisé tout paraît tellement facile. S’ajoutent l’alcool et la drogue et le tableau est complet. Un sursaut d’orgueil ou un éclair de lucidité ou la réminiscence d’une éducation chrétienne l’empêcheront de tomber dans la prostitution. Malgré cela Anne-Laure est devenu prudente, elle a acquis une certaine dextérité pour passer entre les mailles du filet et, lors de leur dernière intervention, elle a tellement eu peur qu’elle a fui, laissant aux autres la part de butin qui devait lui revenir.

Dans un premier temps couper les ponts avec son passé, trouver un travail et un endroit où se sentir bien. Mais à qui donne-ton la chance d’une vie normale avec un passé qui ne peut s’effacer ? C’est écrit noir sur blanc et quand il faut fournir des papiers le regard de l’autre change. Marie-Laure connaît bien ces clins d’œil et elle regarde droit dans les yeux ses interlocuteurs. Elle sait qu’on la juge. Au début  des entretiens on est tout sourire avec elle. C’est vrai qu’elle présente bien : pas vraiment jolie mais d’approche avenante, habillée simplement mais avec goût, le regard franc, tout contribue à la séduction et elle s’en amuse ouvertement jusqu’à ce que sa vie s’étale en lettres noires sur les documents fournis. Il faudra nombre de rencontres pour obtenir un poste d’assistance interprète, mais elle est revenue dans sa Sologne natale si chère à Maurice Genevoix et dont la forêt perdue était son livre de chevet. Apaisée elle vivra de nombreuses années dans sa maison de Sologne  au milieu de son jardin fleurie loin des autres et toujours souriante.

Revenons à notre facteur. Ecrire ce récit intime qu’il gardera pour lui en souvenir de cette vieille dame si discrète lui  donna goût à l’écriture. Son attirance  pour les enquêtes et son travail aux Archives lui serviront désormais à écrire des nouvelles  issues de son imagination qu’il espère bien éditer un jour.