Sans elle je ne suis rien

Sans elle je ne suis rien

J’ai fait le mariage dont je rêvais. J’ai épousé l’ami de mon frère aîné, son compagnon de fac de médecine, son futur associé. Un garçon bien sous tous rapports : milieu social aisé, avenir prometteur, physique agréable et moralité garantie. Notre union enchanta nos familles et nos amis sans les surprendre comme si de toute évidence nous étions faits l’un pour l’autre. Je crois surtout que ça répondait aux critères bourgeois de ce petit monde provincial. Etais-je vraiment amoureuse : pas sûr, mais cette union était une issue flatteuse pour une jeune fille de bonne famille sans ambition personnelle. La cérémonie fut grandiose et je ressentis un sentiment de bonheur plein d’espoir sous le flot de tulle blanc qui m’auréolait. Voilà ce que j’ai entendu au retour de notre idyllique voyage de noces : Emma, tu es tout pour moi, en toi je vois la femme idéale, l’épouse parfaite, la maîtresse rêvée, je veux que tu sois là à m’attendre jour après jour, que tu t’occupes de notre intérieur et des enfants que nous aurons. Le ciel me tombait sur la tête !

J’avais émis le souhait de chercher un travail mais il m’a dit qu’une femme de médecin ne travaillait pas, c’était ainsi et il n’y avait rien à ajouter. L’idée de poursuivre des études a provoqué chez lui un petit rire méprisant car, sans le bac dit-il, il te reste la machine à écrire chez Pigier. J’ai encaissé sans réagir. Epouse soumise, fidèle, j’ai été la cruche parfaite d’un mari exigeant faisant de moi son esclave tout en accomplissant tous mes désirs. Il me suffisait de demander ou même de suggérer et la bonne fée apparaissait des cadeaux plein les mains. Rentrant de son travail tard le soir et souvent fatigué il exigeait de moi, au nom de l’amour fou qu’il me portait, une disponibilité complète, un oubli de soi ; s’occuper de son bien être et de son plaisir devant être les seules raisons de ma présence auprès de lui. .J’avais épousé aveuglément le parfait macho.

Nous eûmes des relations choisies parmi ses confrères, des épouses qui m’entrainaient l’après-midi dans des clubs dont les activités pour des associations plus ou moins caritatives servaient à leur donner bonne conscience mais surtout à exhiber leurs dernières tenues à la mode. Au bord de la dépression, sous des prétextes fallacieux, j’abandonnais petit à petit ces après-midi suivis de cocktails interminables où, quand ils étaient disponibles, nous rejoignaient nos maris. Au fil des années, je sentais la révolte montée en moi et je savais qu’un jour je le plaquerai, lui, son prétendu amour et sa belle maison avec vue sur la mer. Pour fuir le ghetto conjugal je mis au point un plan de combat : ne pas tomber enceinte et me constituer une réserve d’argent. Pour ce dernier point, je prélevais chaque mois sur son compte une certaine somme que je plaçais habilement ailleurs. Je tenais les cordons de la bourse et il ne s’aperçut de rien. Pour la prescription de la pilule une ordonnance subtilisée et remplie en son nom fit l’affaire. La résistance étant engagée et en attendant une épargne suffisante, j’assumais ma fonction d’épouse telle qu’il la voulait, douce et aimante. Je repris le chemin des clubs et j’assistais aux cocktails avec une hypocrisie que personne ne décelait.

J’attendis le moment propice pour mettre les voiles sachant que ce jour-là, alliant l’hôpital le matin et le cabinet l’après-midi il rentrerait tard dans la soirée. C’était le quatrième anniversaire de notre mariage, Interflora m’avait déjà livré un énorme bouquet de roses rouges, mais je savais qu’il avait aussi commandé une parure chez le bijoutier d’en face. En fait de cadeau il allait être servi, moi je lui offrais une maison vide, sans même une enveloppe posée sur la cheminée pour lui expliquer les raisons de mon départ, je devrais dire ma fuite.

Une seule personne était dans la confidence. J’avais retrouvé une camarade de classe connue de moi seule, du moins je le pensais. Elle vivait dans un coin perdu de l’Ardèche, là où personne ne pourrait me retrouver. Je pris donc le train en direction d’Aubenas puis un car poussif qui m’amena à destination. Je quittais une ville sophistiquée, luxueuse où tout était surfait pour un paysage naturel éblouissant de beauté. La rivière était là sauvage qui tombait en cascade. L’émotion qui m’étreignit alors ne ressembla à aucune autre. J’aidais quelques temps aux travaux de la ferme qui me brisaient le corps et me plongeaient fourbue dans un sommeil sans rêves.

Rubrique des petites annonces du journal local : on recherche une dame de compagnie logée, nourrie, pouvant faire quelques courses ainsi que la lecture à une personne âgée. Je téléphonai le jour même en donnant un nom d’emprunt ; rendez-vous fixé le lendemain, je fus prise à l’essai pour quelques jours et plus si je convenais.

Douce et peu exigeante la vieille dame ressemblait à ma grand-mère, comme elle sa vue était basse et elle ne vit pas les larmes qui brouillaient ma lecture. Le passé revenait. Depuis mon départ, pas une seule fois je n’avais songé à ma famille, à l’angoisse qu’elle vivait ne sachant si j’étais encore en vie. Quel scénario mes proches avaient-ils imaginé ? Enlèvement, viol, crime, sûrement pas à un départ sciemment organisé car, qui pouvait se douter de mon désarroi, je n’en avais jamais parlé à personne.

Tous les dimanches Richard rendait visite à sa grand-mère qu’il appelait grand-mamie avec beaucoup de tendresse dans le regard et dans la voix, un bouquet de roses blanches à la main, c’était ses préférées. Elle était tellement fière de son Ritchie qu’elle avait élevé seule et qui dirigeait maintenant une usine de quelques dizaines d’ouvriers près d’Aubenas. Il n’avait que peu de temps à consacrer à sa grand-mère et peu de temps aussi pour d’éventuels loisirs. Toujours célibataire à plus de trente ans, le temps manquait aussi pour des aventures sentimentales. Nous étions de la même génération et il nous arrivait de bavarder le soir après que grand-mamie fut couchée. Je lui cachais tout de mon passé m’inventant une vie d’orpheline placée ça et là dans diverses familles. Puis un jour il arriva avec un deuxième bouquet. Semaine après semaine il devint plus pressant, un dîner puis une soirée chez lui où je passais la nuit et d’autres nuits encore. Mais quand il m’avoua son amour et son désir d’une vie à deux, un vent de panique souffla en moi et je pris le large sans explication.

Je trouvais facilement un autre travail dans une librairie d’Aubenas où j’aidais la responsable quelques heures par jour. Une amie de cette dernière me loua pour un prix modique une chambre à quelques encablures de la librairie. Enfin libre ! Je me suis parfois sentie comme une âme errante en perte d’identité mais jamais je n’ai regretté ma fuite, je savais que quelque part une autre vie m’attendait faite de bonheur partagé. Je jouissais de cette liberté comme une enfant devant un jouet longtemps désiré.

Deux stations de bus séparaient mon logement de la librairie. Quand il faisait beau je rentrais à pied goûtant l’air neuf du printemps qui s’éveillait et je me surprenais à chantonner. Depuis quelques jours je sentais comme une présence derrière moi, sans doute le fruit de mon imagination. J’accélérais le pas, le ralentissais, me retournant souvent mais aucun visage ne m’était familier. Je sentais les battements de mon cœur s’intensifier et prise de panique je rentrais chez moi en courant et m’enfermais à double tour. Ce qui n’était au début qu’un doute se transforma au fil des jours en certitude et en peur incontrôlable. Je n’étais pas seulement inquiète je devenais complètement parano. Une seule personne pouvait me rechercher de cette façon, mon mari, et qu’adviendrait-il de moi s’il me retrouvait. Connaissant sa jalousie je craignais le pire.

Ma famille avait sûrement prévenu la police mais pour employer un détective privé à son service il fallait avoir des intentions perverses. Je changeais d’itinéraire chaque jour, puis dans le reflet d’une vitrine je vis un homme arrêté le regard dans ma direction tout en faisant semblant de lire son journal. Un type ordinaire qui savait se fondre dans la foule. Il me connaissait et savait donc où j’habitais. Ma peur avait enfin un visage. Encore fuir, toujours fuir, gagner du temps ! Je savais maintenant où que j’aille qu’il me retrouverait. J’ai pensé un moment tout avouer à Richard dont j’avais gardé le numéro de téléphone, mais que comprendrait-il à la vie d’une épouse adulée par son mari qui fuyait un bonheur que beaucoup de femmes lui envieraient ? La solution était de faire face en essayant de connaître le pourquoi de cette filature. J’avais mis au point un scénario pour l’aborder, lui demandant l’heure ou du feu avant d’en venir à l’essentiel. Ma décision prise je retrouvai un peu de calme.

Le lendemain j’allais au travail d’un pas lent m’arrêtant à chaque vitrine dans l’espoir d’apercevoir le reflet de mon suiveur. Personne ! Les jours suivants, aucune trace de l’homme au pardessus gris, je finis par me demander si mon imagination ne me jouait pas des tours et si je n’avais pas monté de toute pièce un roman auquel je croyais dur comme fer. Sa filature terminée, mon suiveur avait sûrement fait un rapport détaillé à mon mari : l’endroit où je travaillais et l’appartement que j’occupais. Il savait désormais tout de ma vie y compris ma relation avec Richard, ce qui avait dû le rendre fou. .

                                                  Epilogue

On retrouva le corps d’Emma étendu sur le sol, un foulard noué autour de la gorge. C’est une voisine qui avait alerté les autorités ne la voyant plus entrer ni sortir de son logement. C’est une ancienne camarade de classe d’Emma qui avait mis son mari sur la piste ardéchoise ! Quelques jours plus tard il fut arrêté, jugé et condamné pour le crime qu’il avait commis.

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