La vie rêvée de Marianne

La vie rêvée de Marianne

     La corde qui le tenait ligoté, lesté par une pierre, avait fini par céder et le corps était remonté à la surface du lac. Enfin, ce qu’il restait du corps ! Avec les moyens dont la police disposait, l’identification n’avait pas traîné. Vingt ans après, il gisait là, au bas de la pelouse, coincé sous une grosse branche d’arbre ce qui, vraisemblablement, avait empêché sa découverte. Il aurait aujourd’hui quarante cinq ans. On avait cessé d’en parler, les plus jeunes ne connaissaient même pas son existence.

     Le pré descendait en pente douce vers le lac. L’été les enfants aimaient rouler jusqu’à son bord et les plus courageux se laissaient entraîner dans ses eaux froides car même en pleine canicule on pouvait goûter sa fraîcheur. La maison bourgeoise aux volets verts dominait l’ensemble. C’était une bâtisse massive, bien assise sur ses fondations qui semblaient indestructibles. Les parents de Marianne l’avaient choisie pour sa situation proche de la capitale et pour ses nombreuses chambres qui réunissaient le weekend toute la famille qui s’aérait ainsi de la vie parisienne. Elle était isolée du reste du village groupé autour de l’église et peu de gens y avaient accès.

     Ce jour là les voitures de police stationnées devant la grille avaient attiré les badauds. C’était Marianne qui, au cours d’une balade, avait fait la sinistre découverte et, encore sous le coup de l’émotion, elle essayait tant bien que mal de répondre aux questions des enquêteurs. La police conclut à un crime de rodeur et classa l’affaire.

    Cet évènement brutal avait fait resurgir en elle des scènes du passé. Si sa mémoire était bonne, elle n’avait pas revu son cousin Grégoire depuis la soirée de ses vingt ans. Comment aurait-elle pu oublier ce jour là, son changement de vie qui commençait, son entrée en fac, son studio à Paris, la voiture d’occasion offerte par ses parents qui allait désormais la rendre libre dans ses allées et venues. Liberté, c’était son mot fétiche, celui avec lequel elle voulait construire sa vie. A vingt ans Marianne enviait la vie d’homme libre de Grégoire.

     Le lendemain de la fête elle était partie sans bruit pour ne réveiller personne. Les autres avaient suivi peu après. Seul Grégoire était resté profitant du calme de cette fin d’été pour achever son livre sur la civilisation Inca. Il devait à la rentrée proposer à son éditeur une version complète de ses recherches, agrémentée de photos éblouissantes. Grégoire passait la plus grande partie de son temps en Amérique du Sud, ne donnait aucun signe de vie, aussi personne ne s’était inquiété de son absence, ni de son silence. Sauf peut-être Marianne qui éprouvait pour ce grand cousin, de cinq ans son aîné, une fascination qualifiable d’un mélange confus d’admiration, d’amour ou d’amitié.

     La découverte du corps fut pour Marianne un choc terrible, un tsunami puissant qui la déstabilisa longtemps. Elle était la seule dans sa famille à penser, contre toute vraisemblance, que Grégoire se trouvait quelque part en Amérique du Sud où il s’était construit une nouvelle vie. Elle espérait un signe, un appel qui bouleverserait son existence. Les années sans Grégoire elle les vécut au travers d’un double  qui avait pris en main son destin en la maintenant dans les rails sociaux et culturels liés à son milieu familial. Elle suivit des cours aux langues-O, assez brillamment d’ailleurs, qu’elle interrompit quand elle épousa Alain, le fils d’amis de ses parents, amoureux d’elle depuis toujours. La cérémonie du mariage à l’église St Sulpice fut grandiose, même si la mariée se demandait avec angoisse le pourquoi de cette union : faire plaisir à ses parents, respecter la loi du milieu, faire comme les amies des rallyes bourgeois ? Elle ne fut pas malheureuse avec Alain mais elle donnait l’impression à ses proches de s’éteindre à petits feux. Même l’arrivée d’un petit garçon prénommé Arthur ne redonna pas d’éclat à son regard. Elle était dans l’attente d’émotions venues de très loin. Les années passèrent, Arthur grandissait, Alain s’éloignait et leur couple se défaisait. Son divorce la laissa indifférente et quand Alain demanda la garde d’Arthur qui avait douze ans à l’époque elle ne s’y opposa pas. Par l’intermédiaire d’une amie elle trouva un job chez un importateur d’objets asiatiques. Son double  lui disait que c’était bien, mais la vraie Marianne n’était pas comblée. Elle survécut au drame qui frappa sa famille grâce à un psychanalyste qui la révéla à elle-même en mettant à nu sa vraie personnalité. Telle la chrysalide elle sortit de son cocon comme s’il s’agissait d’une seconde naissance. Évacué le double  pesant qui avait géré sa vie à sa place, oublié tout ce qui avait encombré son existence, le futile, le superflu, rejeté tout ce qu’on lui avait inculqué, bannies ces relations de travail et ces amitiés factices, Marianne prenait enfin sa vie en main.

     Depuis près de vingt ans le souvenir de son cousin et son engagement pour la civilisation Inca la poursuivait même si, anesthésiée par son milieu familial, elle refusait de se l’avouer. Depuis la mort officielle de Grégoire, elle se rendait souvent dans la vaste maison familiale qui par suite d’héritage était devenue sa propriété. Elle retrouva les nombreux travaux de Grégoire, ses livre, ses films et ses photos prises lors de ses voyages. Tous les écrits de son cousin lui firent découvrir un monde captivant, mais tant de zones obscures restaient à exploiter. Perpétuer ses recherches et mettre en lumière cette culture si éloignée de nous s’imposa vite à elle comme une raison d’exister. C’est au cours d’une de ces visites avec un ami architecte que l’idée lui était venue de transformer cette grande bâtisse inutile en maison d’accueil pour des étudiants de culture latino-américaine. Impressionnée par la Villa Médicis à Rome, elle voulait faire de sa propre maison le lieu de rencontre de jeunes chercheurs passionnés par la civilisation Inca : ce sera la Fondation Grégoire. Le projet était très ambitieux, mais inébranlable était la volonté de Marianne. Elle savait qu’elle ne renoncerait pas malgré les difficultés. Elle était loin la jeune femme effacée soumise à un double conformiste ! La nouvelle Marianne se sentait investie d’une mission d’envergure, à elle de montrer ce dont elle était capable. Le prêt pour les travaux obtenu après moult dossiers, elle confia à son ami architecte l’aménagement de sa maison pour mieux se consacrer à la création de sa Fondation. Commença alors pour elle un long parcours dans le dédale des administrations, ministères et universités. Le Centre culturel latino-américain de Paris lui ouvrit grandes ses portes et lui assura les contacts nécessaires avec les ambassades du Pérou et autres pays d’Amérique du Sud. Que de voyages effectués sur les traces de ces tribus dans la vallée du Cuzco et à l’inoubliable sanctuaire du Machu Picchu le plus frappant des sites Incas, mais ce qu’elle espérait trouver en dehors de ces sites majestueux c’était les nombreuses légendes comme celle du lac Titicaca quand les larmes du soleil inondèrent la vallée. Que de rapports, de lettres, de démarches avec des moments de déception, de doute, mais jamais elle ne baissa les bras. Grégoire était par la pensée à ses côtés et la soutenait sur ce long chemin pour promouvoir ce qui avait été sa raison d’être et qui maintenant était devenue sienne.

     Cinq ans pour que la Fondation Grégoire ouvre ses portes et accueille ses premiers étudiants venus une année durant travailler à la mise en lumière de la civilisation Inca . Le rêve de Marianne se réalisait enfin .

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